Si vos enfants parlent de leurs « pats » au lieu de leurs « potes » et disent « wesh » pour se saluer, vous êtes devant une curiosité qui commence à intéresser les linguistes : la naissance d’un nouvel argot montréalais sous influence créole et maghrébine. Il fait son chemin ailleurs au Québec, dans les cours d’école et dans la rue, par l’effet de la télévision et du rap.
Il y a tant à dire sur ce sujet que je me concentrerai ici sur le créole. Je reviendrai sur le cas de l’arabe dans une autre chronique.
Armée d’une liste de mots créoles glanés au fil de conversations et de divers sites Internet, je me suis tournée vers Sly Toussaint pour en apprendre davantage sur leur signification. Cette jeune femme est la fondatrice et directrice du Centre Toussaint, un centre culturel situé sur la rue Fleury, au nord de l’île de Montréal, qui offre des cours de langue, d’histoire, de danse et de cuisine haïtiennes.
Le créole utilise 24 lettres pour 32 sons et son écriture est presque phonétique. Même si elle n’est pas immédiatement compréhensible pour un francophone, la parenté lexicale est frappante. « Bagay » (prononcer « bagaille ») vient de « bagage », mais il a pris le sens de « chose ». « Pat », diminutif de « patnè » (ami, souvent écrit « patnais »), vient de « partenaire ». De même pour « gou », de « goût », mais pris au sens de « bon ». On dirait : « C’est gou ». « Moun » (enfant, fille) vient de « mousse ».
Un vocabulaire pictural
Les mots et expressions créoles utilisés dans le langage courant par les jeunes Québécois sont regroupés en trois sous-catégories : le créole authentique, le créole francisé et les anglicismes afro-américains.
Parmi les termes créoles authentiques qui deviennent courants, je note « kob » (pour « argent ») ou « vag » (le laisser tomber, tourner le dos, s’en moquer) : « J’ai vag sur lui ». On trouve aussi « kèt » pour « ouah ». On observe aussi les variantes propres au créole haïtien : certains diront « kay » (qui se prononce « caille ») ou « lakay » pour « maison ». D’où le choix de Lakay Nou (chez nous, notre demeure) pour le titre de la série diffusée sur ICI TÉLÉ qui raconte le quotidien d’une famille haïtienne à Montréal.
Dans le discours des jeunes, on entend des expressions très spécifiques au créole haïtien, dont certaines sont presque transparentes et d’autres beaucoup plus obscures. « Je suis sezi » (du français « saisi ») signifie que l’on est choqué. Par contre, « frékan », qui ressemble à « fréquent », signifie plutôt « insolent » ou « impertinent » – on dirait : « Cet enfant est frékan (avec le professeur). »
Plusieurs mots créoles ont été modifiés sous l’influence du français. Quand on dit « ce type est un ranteur », on veut dire qu’il est insouciant, peu responsable, qu’il ne fait rien de ses journées ou qu’il nous a laissé tomber. Il s’agit en fait d’un dérivé francisé du verbe créole “ranse” (négliger, échouer).
Parmi les développements propres à Montréal, on compte également « giou » (prononcé « guiou »), variante de « gou » (bien), et « bahay » ou « bhay » (une chose, prononcé « bai »), de « bagay ».
Comme il y a beaucoup de circulation entre la communauté haïtienne de Montréal et celles de Miami et de New York, certains termes afro-américains sont entrés dans l’argot montréalais par le biais du créole. C’est le cas de « styfe » (prononcé « staïf »), contraction de « style » et de « wife », qui sert à décrire une femme qui inspire le respect (par sa beauté ou son intellect) ou, tout simplement, une fille. C’est aussi le cas de « no cap » au sens de « sans exagérer, je ne te mens pas » : « Je te le dis, no cap ».
« C’est une roue qui tourne », explique Sly Toussaint, qui soutient qu’une partie du vocabulaire créole a figé les usages français du XVIIe siècle.et siècle que les lecteurs québécois reconnaîtront sans difficulté : « frèt » (froid), « drèt » (droit), « isit » (ici), « epi » (et), « kèk » (quelques-uns). (Ce qui ne veut pas dire que le français populaire québécois est un créole !) « Sans compter, poursuit Sly Toussaint, qu’il y a aussi clairement des influences africaines et taïnos [langue autochtone des Caraïbes aujourd’hui disparue]. »
Le nouveau joual de la métropole
Les argots existent dans toutes les langues. Les linguistes les qualifient de « sociolectes », c’est-à-dire de langages propres à un groupe particulier – profession, catégorie sociale, etc. (Dans le cas qui nous intéresse, ce nouvel argot montréalais concerne surtout les jeunes.) C’est aussi pourquoi la plupart des argots, malgré un vocabulaire étendu, n’ont pas nécessairement d’influence à long terme sur l’usage général ou même sur la norme.
Dans l’édition originale de MisérableVictor Hugo consacre quelques chapitres à une description fascinante de l’argot parisien. À l’origine, il s’agissait d’un jargon criminel qui s’est répandu dans le langage familier parisien. Les auteurs romantiques, dont Hugo, furent les premiers à l’utiliser pour donner une voix naturelle à leurs personnages, ce qui fut très controversé à l’époque. Et c’est sous leur influence qu’une grande partie de ce langage très familier, voire vulgaire, est devenu monnaie courante. Il est également frappant de voir Hugo s’excuser auprès du lecteur d’avoir dû utiliser le terme « gosse ».
« Les Haïtiens de Montréal sont en contact étroit avec la société québécoise francophone par le biais de l’école et des couples qu’ils forment, explique Sly Toussaint. Ils sont très présents sur la scène culturelle, notamment dans la musique, avec le rap notamment. Mais les mots créoles ne seraient pas dans la musique s’ils n’étaient pas déjà dans le dialecte. Et une série comme Occupation double témoigne de leur usage. C’est le nouveau joual de la métropole.
Il faut cependant relativiser les choses. Même si certains de ces usages se répandent, nous ne sommes pas face à un tsunami qui va engloutir la Dictionnaire de la littératureDans les conversations et les articles de presse sur le sujet (je n’ai pas trouvé d’articles scientifiques), les mêmes exemples reviennent souvent, signe que leur effet est finalement limité.
Dans le cadre d’une autre chronique sur une nouvelle forme d’anglicismes verbaux chez les jeunes, j’ai pu discuter des emprunts au créole et à l’arabe avec l’un des rares linguistes qui étudie la question, Jérôme Charette-Pépin, mieux connu sous son nom de scène Jérôme 50. L’auteur-compositeur-interprète, qui termine une maîtrise en linguistique, travaille à l’élaboration d’un dictionnaire du français pour les jeunes Québécois.
Cela confirme mon impression : les exemples de termes créoles ou maghrébins devenus courants dans le discours des jeunes Québécois ne sont pas si nombreux, même s’ils nous frappent. Bon nombre des transformations en cours, explique-t-il, n’ont rien à voir avec ces deux langues. « Prenez l’expression “fois-mille” comme adverbe. On va l’utiliser comme réponse à une question du genre : “Veux-tu aller au parc ? Oui, fois-mille.” » Il y a une génération, on aurait dit : « Mets-en un peu. »
Mais quant à l’usage, on peut douter que le lecteur du journal télévisé de 2070 dise que « les écoliers sont mille fois contents de la fin de l’école », sauf peut-être en guise de plaisanterie.