LE Dl René Wittmer est médecin de famille et professeur adjoint de clinique à l’Université de Montréal. Il est également président de la campagne Choisissez avec soin le Québecqui fait partie d’un mouvement canadien visant à réduire les examens et traitements médicaux inutiles.
Alors que les cancers constituent la deuxième cause de mortalité et que certains d’entre eux touchent parfois des personnes très jeunes, on peut se demander pourquoi on ne se dépiste pas davantage, et plus tôt. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce biais favorable au dépistage, notamment celui du sein, pour lequel d’importants efforts de sensibilisation sont menés, comme Octobre rose.
En réalité, la question de la pertinence du dépistage du cancer est très complexe et de nombreuses idées fausses ou peu claires polluent le débat. Essayons d’y voir plus clair.
Tous les tests de dépistage sont-ils identiques ?
Les dépistages recommandés présentent tous des risques (fausses alertes, surdiagnostic) et des avantages divers. Mais ils ne sont pas tous équivalents : il existe des différences entre le dépistage du cancer du sein, du cancer du côlon et du cancer du col de l’utérus, pour n’en citer que quelques-uns. Par exemple, pour le dépistage du cancer colorectal par analyse de selles tous les deux ans chez les personnes âgées de 50 à 75 ans, les avantages l’emportent généralement sur les inconvénients : c’est donc une bonne nouvelle que les personnes éligibles puissent désormais y avoir accès sans ordonnance médicale.
De plus, il me semble essentiel de préciser qu’il existe des caractéristiques spécifiques à chaque situation. Un test qui n’est pas considéré comme un dépistage de routine dans la population générale peut parfois être recommandé à un patient si son âge, ses antécédents familiaux ou d’autres problèmes de santé qui l’affectent le justifient. À l’inverse, une espérance de vie limitée par une maladie grave comme l’Alzheimer avancé ou un autre cancer avancé peut faire en sorte que le dépistage ne soit pas une intervention prioritaire pour une personne, même si ces tests seraient habituellement recommandés pour des personnes de son âge.
Ainsi, le dépistage peut être justifié dans certaines circonstances et non dans d’autres. Il convient de faire preuve de prudence dans les généralisations.
Le dépistage explique-t-il que de moins en moins de femmes meurent du cancer du sein ?
Plusieurs médias ont souligné l’augmentation du nombre de cancers du sein chez les jeunes femmes. S’il s’agit d’une tendance qu’il faut chercher à mieux comprendre, il faut néanmoins contextualiser les chiffres, comme l’a souligné la responsable du bureau des sciences et de la santé de Les nouvellesValérie Borde, dans un texte récemment signé. « En 2019, pour 100 000 femmes d’une vingtaine d’années, 6 ont eu un cancer du sein. Cela reste donc exceptionnel ! » écrit-elle.
Nous pouvons toutefois nous réjouir de constater que le nombre de femmes mourant du cancer du sein est en baisse.
Beaucoup ont conclu, à tort, que cette baisse de la mortalité par cancer du sein était principalement le résultat d’un renforcement des efforts de dépistage. Si le dépistage a pu jouer un rôle, une analyse approfondie des données scientifiques suggère que ces progrès en matière de santé des femmes sont principalement le résultat de l’amélioration des traitements. Dans les pays occidentaux, la baisse observée de la mortalité par cancer du sein est à peu près la même dans les pays qui effectuent beaucoup de dépistages et dans ceux qui en effectuent moins. De plus, la mortalité par cancer du sein diminue considérablement, même dans les groupes d’âge où le dépistage n’est pas proposé.
La bonne nouvelle est que toutes les femmes bénéficient de ces avancées, qu’elles choisissent ou non le dépistage.
Des histoires fortes
Le surdiagnostic est un concept difficile et contre-intuitif que j’ai tenté de démystifier dans une chronique précédente. De plus, c’est un phénomène qui ne peut être quantifié qu’à l’échelle de la population : on ne peut pas dire à une personne que son cancer va se développer si lentement qu’il ne constituera jamais une menace, un type de cancer qu’on appelle « tortue ». Face à cette incertitude, la plupart des femmes sont traitées, certaines d’entre elles inutilement. C’est le surdiagnostic.
La nature humaine veut que les survivants croient sincèrement que sans dépistage, leur survie aurait été compromise. C’est vrai pour certains, mais pas pour d’autres. Il est difficile d’accepter que le cancer que vous avez découvert n’ait jamais été symptomatique et que vous ayez donc reçu des soins inutiles. C’est une réaction tout à fait humaine et compréhensible de vouloir donner un sens à une épreuve aussi difficile. Cette situation n’est pas propre au cancer du sein : on présume généralement qu’une intervention nous a aidés, alors qu’elle n’était peut-être pas nécessaire.
Cela conduit à une prolifération de témoignages personnels de femmes qui estiment avoir survécu « grâce » au dépistage, ce qui peut avoir pour effet d’amener d’autres personnes à vouloir les imiter.
A l’inverse, les histoires tragiques de décès par cancer du sein s’accompagnent souvent d’incitations au dépistage, laissant entendre que celui-ci aurait pu prévenir la situation. Malheureusement, même avec un dépistage systématique, certaines femmes meurent du cancer du sein (1 ou 2 femmes sur 1 000 de 50 à 59 ans et 2 ou 3 femmes sur 1 000 de 60 à 69 ans).
Il existe également des cas de femmes présentant des symptômes, comme une grosseur au sein, que les professionnels de la santé ont ignorés, laissant ainsi le temps à la maladie de progresser. Les partisans du dépistage affirment qu’une mammographie aurait pu influencer l’évolution de la maladie et utilisent ces histoires pour encourager le dépistage, alors qu’en fait le contexte est tout autre. Lorsque des symptômes tels qu’une nouvelle grosseur au sein sont présents, les femmes doivent se voir proposer une évaluation médicale minutieuse, et parfois des tests, pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un cancer du sein.
Le résultat : une vision amplifiée des avantages
Tous ces facteurs peuvent expliquer pourquoi la plupart des gens ont a priori positif à l’égard du dépistage et une vision amplifiée des bénéfices par rapport à la réalité.
Par exemple, une enquête menée auprès de femmes américaines a montré qu’elles pensaient que le dépistage était bien plus bénéfique qu’il ne l’était en réalité. Environ 65 % des répondantes surestimaient les bénéfices du dépistage de 40 à 50 fois : elles pensaient que le dépistage de 1 000 femmes dans la cinquantaine permettrait d’éviter de 80 à 100 décès par cancer du sein. Or, le nombre de femmes qui évitent réellement de mourir du cancer du sein grâce au dépistage dans cette tranche d’âge est au mieux de 2 femmes sur 1 000.
Cela peut générer une pression sociétale pour procéder à des tests de dépistage, alors qu’il s’agit d’une décision fondamentalement personnelle, que ce soit pour le cancer du sein ou pour d’autres cancers pour lesquels le dépistage systématique n’est pas recommandé (cancer de la prostate par exemple). Certaines enquêtes ont révélé qu’une part importante des répondants considérait le choix de ne pas se soumettre à un dépistage comme « irresponsable ». Cette pression entre directement en conflit avec la décision personnelle de procéder ou non au dépistage.
La sensibilisation peut avoir des effets positifs, comme la dé-stigmatisation de maladies peu connues et l’éducation du grand public. Mais elle peut aussi susciter des sentiments de vulnérabilité ou de peur, conduire à une perception exagérée des risques (ou des bénéfices associés à un test ou à un traitement) et créer un impératif social qui porte atteinte au libre choix des individus. En tant que patients, nous devons exiger une communication plus transparente, où les risques et les bénéfices sont présentés de manière compréhensible. Il ne devrait plus suffire d’entendre que « le dépistage sauve des vies ».
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