Aujourd’hui président-directeur général de la Fondation du Grand Montréal, Karel Mayrand est depuis 25 ans un observateur privilégié des enjeux environnementaux.
Une personne qui se réveillerait aujourd’hui après trois décennies de coma serait probablement surprise par le monde qui se déroulerait sous ses yeux. L’omniprésence des écrans – téléphones, tablettes, écrans plats – et du monde virtuel la frapperait instantanément, bien sûr. Elle serait également surprise de voir à quel point tout autour d’elle a changé d’échelle. Tout est plus grand. Un changement survenu au cours des dernières décennies qui rend vains nos efforts pour lutter contre la crise écologique.
Prenons nos maisons. Des quartiers entiers de maisons de monstres Les chalets ont surgi partout au Québec depuis les années 1990, à tel point que la taille moyenne des maisons unifamiliales a augmenté de 55 % depuis 1984, rapporte l’Institut de recherche et d’informations socioéconomies (IRIS). Les chalets d’aujourd’hui sont souvent plus grands que les résidences principales d’hier. Et ce, alors que nous sommes passés de 2,7 à 2,2 personnes par ménage. Les ménages qui y vivent bénéficient de plus de mètres carrés habitables par personne que jamais auparavant, mais nous vivons en même temps une crise du logement, qui révèle l’iniquité dans la répartition des ressources.
Au cours de la même période, les appareils électroménagers (réfrigérateurs, lave-linge, sèche-linge) ont également pris de l’ampleur, tout comme les écrans de télévision. Les écrans de 26 pouces étaient à la mode dans les années 1990. Aujourd’hui, on nous vend des écrans de 90 pouces pour remplir les pièces surdimensionnées de nos maisons. Et il n’est plus rare d’avoir deux réfrigérateurs et trois écrans de télévision dans une maison.
Aux États-Unis, la taille moyenne d’un logement a plus que doublé depuis les années 1950. Malgré cet espace supplémentaire, nous devons compter sur des installations de stockage pour absorber notre consommation débordante, car on estime qu’une maison moyenne contient 300 000 articles. On compte aujourd’hui plus de 50 000 installations de stockage aux États-Unis, ce qui représente six pieds carrés par Américain, selon un rapport sectoriel de Storeganise, une société mondiale de logiciels spécialisée dans ce domaine. Ce phénomène n’est pas propre aux États-Unis. Ici aussi, nos maisons toujours plus grandes débordent d’un nombre toujours croissant d’articles.
Quiconque s’est aventuré sur nos routes au cours des dernières années aura également remarqué que la taille et le poids des véhicules ne cessent d’augmenter, tout comme leur nombre. Entre 2000 et 2021, le nombre de véhicules de promenade (voitures et camions légers) sur les routes du Québec a augmenté de 1,6 million, soit plus que la croissance de la population, qui a augmenté de 1,2 million de personnes au cours de la même période!
À lui seul, le nombre de VUS a bondi de 306 % entre 1990 et 2018, selon un rapport d’Équiterre, ce qui a fait augmenter la taille et le poids moyens des véhicules. Le poids des véhicules a augmenté de 18 % en 20 ans, selon une analyse des données de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) par le Bureau d’enquête du Québec. Journal de MontréalUne analyse américaine conclut qu’une Toyota Camry 2024 est 21 % plus grande que la première génération du modèle dans les années 1980. Une Toyota Rav 4 est 34 % plus grande aujourd’hui que le même modèle il y a 30 ans. Une autre analyse des données américaines, réalisée par Rapports des consommateursLes résultats d’une étude ont montré que le capot des camionnettes est aujourd’hui 11 pour cent plus haut qu’en 2000. Le capot de certains modèles, comme celui de la Ford F-250, atteint maintenant 55 pouces, soit la hauteur d’une voiture moyenne. Plus haut, plus large, plus lourd et plus cher. Notre appétit pour les véhicules surdimensionnés se poursuit, alors que le nombre de personnes par véhicule diminue.
Notre appétit grandit également en matière de nourriture. Selon les National Institutes of Health, les portions servies dans les restaurants américains ont doublé, voire triplé, au cours des 20 dernières années, ce qui a entraîné une hausse du gaspillage alimentaire et contribué à une augmentation rapide de l’obésité, qui a touché 41,9 % de la population adulte américaine en 2023. Une tendance similaire est observée au Canada, où le taux d’obésité a atteint 30 % en 2022.
Quelque chose ne va pas dans notre mode de vie et notre consommation, et c’est probablement le plus grand tabou à briser pour enfin agir efficacement sur la crise écologique. Nous n’y parviendrons pas sans arrêter cette course absurde à la consommation gonflable soutenue par un bombardement publicitaire sans fin. Dans les années 1970, une personne était exposée à 500 à 1 600 publicités par jour. En 2007, c’était plus de 5 000, et en 2021, plus de 6 000. Cette omniprésence de la publicité n’est pas sans rappeler les campagnes de propagande des régimes totalitaires. L’endoctrinement consumériste commence dès la petite enfance et se poursuit jusqu’à notre mort.
Cette course à la consommation anéantit tous les efforts déployés depuis trente ans pour verdir notre économie. L’économiste britannique William Stanley Jevons fut le premier à relever ce paradoxe au milieu du XIXe siècle.et siècle : les progrès technologiques rendent notre utilisation des ressources et de l’énergie plus efficace, et la consommation totale de ressources augmente au lieu de diminuer. Cet effet de rebond est observé partout. Par exemple, si nos maisons sont plus économes en énergie, elles sont désormais plus grandes ; leur chauffage et leur climatisation consomment autant d’énergie, voire plus. Il en va de même pour nos voitures et nos systèmes alimentaires. Nous recyclons plus que jamais, mais, même si nous consommons davantage, nous produisons toujours plus de déchets.
Depuis 30 ans, nous affirmons que les progrès technologiques réduiront notre empreinte écologique. C’était la promesse et le mirage du développement durable. Mais l’ampleur de notre consommation augmente à tel point qu’elle anéantit tous les gains que la technologie a apportés, de sorte qu’aujourd’hui nous consommons plus de ressources et d’énergie que jamais auparavant. Pensez-y : il y a 30 ans, nous utilisions un grille-pain pour griller notre pain du matin. Aujourd’hui, certains de nos concitoyens font un détour par Tim Hortons et attendent 10 minutes en file au service au volant d’un F-150 pour un café et un sandwich au déjeuner. Lorsque vous échangez un grille-pain contre un F-150, le rendement énergétique du camion ne fait pas beaucoup de différence.
Et tout cela est financé par notre dette. Ces maisons, ces voitures toujours plus grosses, ces centaines de milliers d’objets que nous accumulons ont un prix. En 1980, le taux d’endettement des ménages était de 66 % de leur revenu annuel. L’an dernier, il était presque trois fois plus élevé : 184,5 %, selon Statistique Canada.
Le capitalisme tel qu’il est pratiqué depuis des décennies s’emploie à créer artificiellement des besoins et à accroître notre consommation, le tout soutenu par le crédit facile et la publicité omniprésente. Ce système nous gave, nous endette et nous rend malades. Il arrive un moment où il faut se demander : quand en aurons-nous assez ? Notre boulimie n’a-t-elle pas de fin ? Notre planète a des limites, et nos systèmes économiques les ignorent, à leurs risques et périls et aux nôtres. Ne nous y trompons pas, cette ère de surconsommation ne peut plus durer très longtemps. Le système économique qui la soutient devra se réinventer rapidement, sinon il s’effondrera sous le poids de ses propres excès.