UNAux Îles-de-la-Madeleine, on surnomme les phoques « loups des mers », mais « coyotes des mers » leur convient mieux, compte tenu de leurs habitudes de carnivores opportunistes. Ils mâchent sans dédain presque tous les poissons qu’ils rencontrent, calamars, mollusques décortiqués et même des bébés homards. S’il y en avait peu, ce ne serait pas grave. Mais voilà : au cours des 50 dernières années, la population de phoques gris dans les eaux canadiennes a été multipliée par 25, passant d’environ 15 000 individus à plus de 365 000 aujourd’hui, selon Pêches et Océans Canada (MPO).
Une telle explosion ne peut se produire sans ébranler l’équilibre écologique, même dans un écosystème aussi vaste que le golfe du Saint-Laurent, puisqu’un phoque adulte avale au moins 1 000 kilos de poissons et de fruits de mer par année. «Au total, les phoques capturent 20 à 30 fois plus de poissons que les pêcheurs du golfe», explique Madelinot Gil Thériault, directrice de l’Association des chasseurs de phoques intra-québécois.
Une situation telle que le Comité sénatorial permanent des pêches et des océans, à Ottawa, s’est penché sur la question. Son rapport, publié en mai dernier, exhorte Pêches et Océans Canada à soutenir de toute urgence l’industrie de la chasse au phoque pour rétablir l’équilibre. Sous-titre Agissonsce document est le deuxième en deux ans où les sénateurs enfoncent ce clou.
La chasse au phoque est autorisée au Canada, mais n’a plus rien à voir avec celle qui était pratiquée avant la croisade de l’actrice et militante française Brigitte Bardot, à la fin des années 1970. « À l’époque, les animalistes n’avaient pas complètement tort, concède Gil Thériault. Nous avons abattu les animaux et sommes repartis avec leurs peaux, laissant les carcasses sur place. Et nous chassions les blanchons… »
Aujourd’hui, on ne tue plus les bébés phoques — une loi fédérale l’interdit depuis 1987. Les chasseurs capturent à peine 3 000 phoques gris par an et plus de phoques du Groenland, leur population ayant migré hors du golfe. Rien à voir avec les centaines de milliers d’animaux tués chaque année à partir du XVIIIe sièclee au XXe siècle pour approvisionner le marché mondial de la mode en fourrures. Aujourd’hui, la quasi-totalité des prises est vendue par la boucherie spécialisée Côte à Côte aux Îles, et une centaine est vendue par Reconseal Inuksiuti, une entreprise inuite également établie aux Îles, qui expédie la viande aux Inuits vivant en milieu urbain. , à Montréal et Ottawa. Seule une poignée d’entre eux sont chassés à des fins de subsistance autour du Golfe, grâce à des permis personnels. «La chasse au phoque est maintenant exemplaire en matière d’éthique», confirme Gil Thériault. La méthode d’abattage obligatoire est sans cruauté et l’intégralité de chaque animal est valorisée.
Le biologiste Mike Hammill, chercheur indépendant depuis sa récente retraite de Pêches et Océans Canada, a consacré sa carrière aux mammifères marins. Peu de spécialistes connaissent aussi bien que lui la dynamique des populations de phoques et leurs relations avec la pêche commerciale. Au MPO, une de ses tâches consistait à conseiller son employeur sur les quantités d’animaux pouvant théoriquement être chassées. «Pour les phoques gris, nous pourrions raisonnablement en récolter environ 50 000 par an», dit-il. Ce calcul prend en compte un territoire de chasse s’étendant également dans les eaux de l’Atlantique, au large de la Nouvelle-Écosse, où les phoques gris sont encore plus abondants que dans le Golfe et très peu chassés. On est loin des 3 000 capturés annuellement.
En vertu des quotas annuels fixés par Pêches et Océans Canada, les chasseurs sont déjà autorisés à capturer jusqu’à 60 000 phoques gris, un chiffre qui n’est plus mis à jour depuis des années. Car cette forme de chasse, désormais trop peu rentable, a été abandonnée.
Le phoque et ses produits dérivés font en effet l’objet de blocages à l’exportation internationale dans plus de 30 pays. L’Union européenne a interdit l’importation de tous les produits dérivés du phoque depuis 2009, tandis que les États-Unis ont promulgué le Marine Mammal Protection Act en 1972, une loi qui interdit de tuer ou de nuire, directement ou indirectement, aux mammifères marins. « Les Américains ont clairement fait savoir que si les phoques étaient tués et que leur viande était utilisée pour appâter les casiers à homards, explique Gil Thériault, ils refuseraient d’acheter des homards canadiens. Les États-Unis étant ici le principal marché du homard, les pêcheurs n’utilisent pas de viande de phoque pour ne pas perdre leur gagne-pain. »
Les pêcheurs sont déjà à la peine… Depuis plusieurs décennies, les moratoires se succèdent dans le Golfe comme les tempêtes sur les Îles. Cabillaud, hareng, maquereau, plie, merlu, raie… on ne compte plus les espèces de poissons dont les stocks s’effondrent. Les pêcheurs accusent depuis longtemps les phoques d’être responsables de cette situation.
Mike Hammill confirme, avec nuance : « C’est la surpêche par l’homme qui est à l’origine de l’effondrement de certains stocks. Mais il a effectivement été démontré que les phoques nuisent à la reconstitution de ces stocks. C’est le cas au moins pour la morue franche du sud du Golfe. » Et, même si les preuves sont insuffisantes, les biologistes du MPO soupçonnent fortement ces gloutons de phoques d’être également responsables de la surmortalité chez la plie rouge, la merluche blanche, la morue franche du nord du Golfe…
Dans leur rapport de mai dernier, les sénateurs exprimaient pourtant leur étonnement face au manque de connaissances scientifiques sur ce sujet. Même si les biologistes soupçonnent que les phoques nuisent aux stocks, peu de travaux ont été réalisés pour le prouver. « Pêches et Océans Canada ne peut pas, ou ne veut pas, tirer de conclusions sur les impacts des phoques sur les pêches », écrit le Comité sénatorial.
Demandé par Nouvellesla ministre des Pêches et des Océans, Diane Lebouthillier, députée de Gaspésie–Les Îles-de-la-Madeleine, ne se laisse pas arrêter par le manque de données de son ministère. « Je sais pertinemment que les phoques mangent le pain et le beurre de nos pêcheurs », répond-elle. Cela dit, nous savons aussi que toute action visant à contrôler leur population doit se faire en disposant au préalable des données scientifiques nécessaires. » En septembre 2023, elle annonce près d’un demi-million de dollars pour financer divers projets scientifiques dans l’est du pays, afin de mieux comprendre le rôle des phoques dans nos écosystèmes marins.
L’industrie de la chasse au phoque fait néanmoins face à plusieurs autres obstacles, souligne Gil Thériault. Au niveau fédéral, « le phoque est soumis aux lois sur la pêche, comme s’il s’agissait d’un poisson. Mais au niveau provincial, le ministère de la Faune le considère comme du gibier, ce qui implique d’autres lois, parfois contradictoires. Par exemple, pour faire des saucisses, un boucher peut mélanger du phoque et du porc selon les lois du Québec, car le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) juge qu’il s’agit de deux viandes, mais il ne le peut pas selon les lois du Canada. L’Agence d’Inspection des Aliments, qui considère que le phoque est un poisson et qu’il existe un risque de contamination croisée…
Modifier ces lois trop restrictives est l’une des neuf recommandations du Comité sénatorial qui s’est penché sur la chasse au phoque. Tout comme créer des campagnes à Ottawa pour lutter contre la désinformation sur cette industrie. Les sénateurs souhaitent également que le ministère des Affaires mondiales fasse la promotion des produits du phoque à l’échelle internationale. À cette fin, le Canada a officiellement demandé, en août, à l’Union européenne d’assouplir ses règles.
À Sainte-Anne-des-Monts, en Haute-Gaspésie, Sandra Gauthier, présidente de Fourchette bleue, un programme de promotion des espèces marines méconnues du Saint-Laurent, encourage la consommation de produits du phoque. “La grande star désormais, c’est la viande !” C’est fin, savoureux, un peu ferreux, fondant, très maigre… »
C’est grâce à cette viande que nous espérons rouvrir le marché des produits du phoque et, en retour, encourager la chasse. «C’est un changement de paradigme», explique-t-elle. Nous sommes passés d’une industrie qui chassait les phoques pour leur fourrure, avec tous les problèmes d’image que cela impliquait, à une industrie responsable, qui valorise l’alimentation durable. »
La viande ne représente qu’environ 15 % du poids d’un phoque. La graisse, qui enveloppe l’animal, juste sous sa peau, représente 30 à 40 % de sa masse. « Et ce gras contient une grande quantité d’acides gras oméga-3 de haute qualité », poursuit Sandra Gauthier. Ces oméga-3 peuvent être isolés et vendus sous forme de gélules comme complément alimentaire. Les sources traditionnelles d’oméga-3 proviennent principalement du poisson, mais le poisson est en train de disparaître ! Et là, nous avons cette ressource abondante et facilement accessible au cœur même de notre golfe. »
À Saint-Félicien, au Saguenay–Lac-Saint-Jean, Louis Gagné s’intéresse aux peaux de phoque. Il est directeur d’Écofaune boréale, un centre collégial de transfert technologique (CCTT) affilié au cégep local et spécialisé dans le secteur du cuir, de la fourrure et des produits dérivés. « La peau de phoque est précieuse. Il est léger, chaud, parfait pour isoler des bottes ou des mitaines. » Sans compter qu’il peut avantageusement remplacer le molleton, qui est un polymère dérivé du pétrole, ajoute Sandra Gauthier. « Utiliser cette fourrure serait une alternative écologique à l’isolation synthétique », affirme-t-elle.
Brigitte Bardot elle-même, dans une interview télévisée dans les années 1970, a déclaré qu’elle s’opposait à la chasse au phoque parce qu’elle servait à enrichir l’industrie de la mode plutôt qu’à nourrir les gens. Maintenant que le secteur s’est mobilisé pour promouvoir la viande animale, trouvera-t-il des soutiens ?
Cet article a été publié dans le numéro de novembre 2024 de Nouvellessous le titre « La question du retour du sceau ».