L’auteur est chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand, où ses travaux portent sur l’étude et l’analyse de la politique américaine.
La campagne présidentielle de 2024 aura été semée d’échanges acrimonieux et d’absurdités flagrantes. L’échange le plus révélateur est toutefois passé largement inaperçu. Cela s’est produit lors d’une rare soirée où les idées ont pris le dessus sur la polémique, celle du débat des colistiers.
Lors de ce débat vice-présidentiel tenu au début du mois dernier, le colistier de Donald Trump, JD Vance, a profité de l’échange pour réagir à une sortie contre le programme républicain faite par des économistes un peu plus tôt. “Ces économistes qui attaquent le projet de Donald Trump ont des doctorats, mais ce qu’ils n’ont pas, c’est le bon sens”, a-t-il déclaré.
Le colistier de Harris, Tim Walz, a rétorqué : “Vous voulez être président, mais vous n’avez pas toutes les réponses.” […] Mon conseil est le suivant : si vous avez besoin d’une chirurgie cardiaque, écoutez les gens de la clinique Mayo, pas Donald Trump. »
Ce à quoi Vance a répondu : « Vous dites de faire confiance aux experts, mais ces mêmes experts nous ont dit pendant 40 ans que si nous déplacions notre base de fabrication en Chine, nous aurions des produits moins chers. Ils ont menti. »
En apparence, il ne s’agissait que de quelques secondes de débat sur la politique commerciale. Mais en réalité, ces remarques reflètent la division la plus importante qui caractérise à la fois l’année électorale de 2024 et le paysage sociopolitique des États-Unis aujourd’hui.
L’électorat américain était autrefois fortement polarisé selon l’âge, le sexe et l’origine ethnique. Selon le profil de l’électeur, on pourrait supposer qu’il voterait démocrate ou républicain. Cependant, les électeurs sont moins polarisés qu’avant sur la base de ces critères, et la question la plus fondamentale est désormais la suivante : faut-il ou non confier la gestion des affaires publiques à une classe d’experts ?
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L’un des textes les plus pertinents sur la fracture « expertise » que j’ai eu la chance de lire dans un média québécois au cours de la dernière année est celui du politologue Éric Montpetit, de l’Université de Montréal, publié en juillet. Le texte expliquait, des mois à l’avance, ce qui allait se passer aux États-Unis, et il pourrait s’appliquer à plusieurs autres pays occidentaux.
Montpetit conclut : « L’élite experte, par une dynamique qui s’apparente à une pensée de groupe, cherche à exclure ses adversaires de la communauté, à les « annuler » symboliquement. Ses adversaires, quant à eux, sont souvent attirés par un leader qui promet d’user de son autorité pour écarter l’élite experte, perçue comme trop progressiste et trop influente. »
On a pu observer cette nouvelle fracture dans les résultats de l’élection présidentielle entre Donald Trump et Kamala Harris, la candidate démocrate n’ayant pas réussi à convaincre suffisamment de noirs et d’hispaniques de voter pour elle, un électorat pourtant traditionnellement favorisé par les démocrates, comme je l’ai souligné. ici.
Les quelques groupes avec lesquels Harris a amélioré la position démocrate par rapport au sondage d’il y a quatre ans comprennent les Blancs les plus riches, les plus âgés et les plus instruits.
Trump, à l’inverse, a fait des percées majeures parmi les travailleurs de toutes les ethnies. Il y a 12 ans, Barack Obama remportait le vote des électeurs sans diplôme universitaire par 4 points ; en 2024, Trump a gagné par 14.
La division est tout aussi évidente dans les nominations – particulièrement les plus controversées – faites jusqu’à présent par Trump pour composer son futur cabinet.
La réalité la plus fascinante de ces nominations, ce sont les réactions diamétralement opposées de chaque camp… pour les mêmes raisons.
Lorsque Trump a nommé Pete Hegseth à la Défense, ses critiques ont déploré le manque total d’expérience de Hegseth au Pentagone, ou même dans tout poste de direction majeur, en plus de ses commentaires contre les initiatives de diversité et d’inclusion. Ses partisans voient plutôt dans cette nomination la nécessité de chercher une « grande gueule » venue de l’extérieur de la machine, et prête à faire exploser le politiquement correct dans les forces armées.
Lorsque Trump a nommé Robert Kennedy Jr. pour les soins de santé, ses détracteurs ont été horrifiés par les nombreux commentaires controversés (voire carrément faux) que Kennedy avait faits au fil des ans sur les vaccins et sa promesse de bouleverser les Centers for Disease Control (CDC), le la plus grande agence de santé publique des États-Unis. Ses partisans voient dans cette nomination quelqu’un qui s’est dressé contre « l’establishment médical » et les mesures de confinement et de vaccination obligatoire pendant la pandémie, et prêt à affronter des intérêts puissants allant de l’industrie pharmaceutique à l’industrie agroalimentaire.
Lorsque Trump nomme Tulsi Gabbard à la tête des services de renseignement, ses détracteurs notent les propos empathiques de Mmemoi Gabbard évoque la Russie de Vladimir Poutine et sa rencontre privée avec le dictateur syrien Bashar al-Assad comme preuve possible de déloyauté envers les États-Unis. Ses partisans voient ces gestes comme ceux d’une femme souhaitant renverser les politiques interventionnistes des États-Unis qui ont provoqué conflits, morts et destructions sur toute la planète.
Et lorsque Trump nomme Matt Gaetz à la justice… c’est l’acte suprême de défi et de provocation. Ce dernier a d’ailleurs fini par abandonner ce poste face au tollé. Les critiques de Trump ne pouvaient s’empêcher de considérer Gaetz comme un homme qui a bâti sa jeune carrière sur la controverse, quelqu’un qui a affirmé que l’insurrection de janvier 2021 au Capitole avait été provoquée par des agents fédéraux. Il a même suggéré de supprimer le département après avoir lui-même fait l’objet d’une enquête pour des allégations d’agression sexuelle. Le simple fait de nommer Gaetz était en soi une insulte au ministère de la Justice.
Et justement : le président élu et ses partisans sont contre ce département, qu’ils accusent d’avoir orchestré une enquête sur la collusion entre Trump et Poutine basée sur de fausses prémisses et d’avoir occupé les esprits pendant la majeure partie du premier mandat de Trump. Le clan du président élu accuse également ce département d’avoir cherché après coup à lancer des inculpations à caractère politique contre Trump pour torpiller sa dernière campagne présidentielle.
Dans tous les cas, le fil conducteur est le même : d’un côté, les défenseurs des institutions expertes établies s’indignent de l’attaque que représentent ces nominations ; et de l’autre, les partisans de Trump sont galvanisés par ces nominations qu’ils considèrent comme nécessaires pour bousculer et changer ces mêmes institutions.
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Si l’élection de 2024 et la fracture sociale qui la définit peuvent se résumer en une seule image, c’est bien celle-ci : caricature de New-Yorkais, publié au début du premier mandat de Trump, représentant des passagers à bord d’un avion. L’un d’eux, debout devant le reste du groupe, s’exclame : « Ces pilotes arrogants sont déconnectés des passagers ordinaires comme nous. Qui pense que je devrais prendre le contrôle de l’avion ? » De nombreux passagers lèvent la main.
La beauté de l’image réside dans son caractère révélateur. La façon dont vous l’interprétez – pertinente ou fallacieuse, montrant des pilotes ou des passagers en faute – indique où vous vous situez dans ce schisme qui définit l’ordre politique actuel.