Fenêtres éconergétiques et chauffage alimenté par l’hydroélectricité. Jusqu’à présent, c’est principalement de cette façon que les constructeurs limitaient la quantité de gaz à effet de serre (GES) émise par un bâtiment. Une autre avenue permet toutefois d’aller beaucoup plus loin : celle des émissions de GES produites par la fabrication des matériaux. « De 65 % à 85 % des émissions sont générées avant même la construction », précise Félix Cadotte, conseiller en développement durable à l’Association des professionnels de la construction et de l’habitation du Québec (APCHQ). Cela fait partie de ce qu’on appelle le carbone incorporé.
De plus en plus utilisée par les architectes, la mesure du carbone intrinsèque inclut l’ensemble des émissions de GES générées par la construction et l’entretien d’un bâtiment, tout au long de son existence. Un changement de paradigme, selon le président de l’Ordre des architectes du Québec (OAQ), Pierre Corriveau, qui estime que les architectes doivent désormais limiter le carbone attribuable aux matériaux.
Il s’agit de réaliser une analyse du cycle de vie (ACV) du bâtiment, une méthode d’évaluation des impacts environnementaux, depuis l’extraction des matières premières et la fabrication des matériaux, leur transport, leur installation et leur utilisation jusqu’à leur élimination en fin de vie. L’ACV — qui s’étend sur 60 ans — permet aux architectes de choisir le bon matériau, au bon endroit. Elle prend même en compte d’éventuelles rénovations. « C’est un outil précieux qui permet de voir où se trouvent les pires sources d’émissions et de réfléchir à des moyens de les réduire, explique Pierre Corriveau. Cela nous ouvre les yeux sur des réalités qu’il est difficile de voir autrement. » Plusieurs outils de calcul existent, comme le Materials Carbon Emissions Estimator (E2CM), conçu par Ressources naturelles Canada, qui quantifie les émissions des bâtiments résidentiels de faible hauteur.
Le bois génère jusqu’à 65 % moins de GES qu’une structure en béton, mais certaines essences sont moins durables que d’autres en milieu humide.
Historiquement, les gouvernements se sont davantage concentrés sur le carbone opérationnel, qui fait référence aux GES générés par l’utilisation d’un bâtiment (chauffage, éclairage, équipements). Au Québec, où l’hydroélectricité est la principale source d’énergie, le carbone opérationnel de ses bâtiments est généralement plus faible que dans d’autres provinces ou pays qui dépendent davantage du charbon, du pétrole ou du gaz naturel. Prenons deux bâtiments identiques : chaque année, celui construit en Nouvelle-Écosse est responsable de 13 tonnes de CO2tandis que l’autre, située au Québec, en émet 0,03 tonne. Après 60 ans, elle n’aura rejeté que 1,8 tonne de CO2« C’est plus de 400 fois moins d’émissions liées au carbone opérationnel que sa jumelle de la Nouvelle-Écosse, tout cela grâce à une source d’énergie différente », illustre Félix Cadotte. D’où l’intérêt, dans le contexte québécois, de scruter le carbone intrinsèque pour réduire l’empreinte du secteur.
« Il existe une pyramide de stratégies pour réduire les impacts », explique Guillaume Martel, architecte chez Provencher_Roy et membre du comité d’experts sur la transition socioécologique de l’OAQ. Plus tôt on s’engage dans un projet, mieux c’est, ajoute-t-il. Construire n’est peut-être pas nécessaire s’il est possible d’utiliser des espaces inoccupés, ou de rénover. « Le bâtiment qui a le plus faible impact environnemental est celui qu’on ne construit pas », ajoute Félix Cadotte de l’APCHQ. Si l’on doit néanmoins aller de l’avant, la prochaine étape sera de tenter de réduire la quantité de matériaux et de les choisir avec soin.
« Le béton et l’acier seront généralement parmi les pires sources d’émissions de GES », souligne Félix Cadotte. Le bois génère jusqu’à 65 % moins de GES qu’une structure en béton, mais certaines essences sont moins durables que d’autres en milieu humide. Il faut tenir compte du nombre de fois où le matériau devra être remplacé sur 60 ans. « Les matériaux isolants et les fenêtres peuvent aussi être des sources importantes », ajoute le conseiller en développement durable. Des solutions plus écologiques existent, comme le béton de chanvre, un matériau isolant qui gagne en popularité.
Très souvent, ce sont les fondations qui émettent le plus de carbone, puisqu’elles nécessitent une grande quantité de matériaux solides afin de supporter le poids de la structure. « L’important est d’être conscient de l’impact des matériaux, mais dans la vision globale du bâtiment : quels sont les points chauds, quelles autres options peut-on trouver ? », résume Guillaume Martel.
L’architecte a pris le relais pour le Bloc 3, un bâtiment qui sera construit au Technopôle Angus à Montréal. Après différents scénarios, il a été décidé de retirer un étage de stationnement, très émetteur de GES, puisque l’emplacement est facilement accessible en transport en commun. Combiné à l’utilisation du bois pour une partie de la structure et à l’utilisation d’un type de béton moins générateur de GES, ce choix a permis de réduire l’empreinte carbone de 50 % par rapport au projet initial. Le Bloc 3 sera ainsi admissible à la certification LEED, qui prend en compte le carbone intrinsèque.
Il n’existe pas de seuil légal pour limiter le carbone incorporé au Québec. Toutefois, en mars 2024, le gouvernement provincial a adopté une loi pour accélérer la décarbonation du secteur, la Loi sur la performance environnementale des bâtiments. La CAQ souhaite ainsi réduire les émissions de GES liées au chauffage des bâtiments (carbone opérationnel) de 50 % en 2030 par rapport à 1990. « Le projet de loi permettra au gouvernement de légiférer en matière de carbone incorporé », mentionne également une analyse d’impact réglementaire.
Interrogé à ce sujet, le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre le changement climatique, de la Faune et des Parcs a confirmé son intérêt pour la question et rappelé que sa Politique d’intégration du bois dans la construction, élaborée en 2019, évoque « le choix des matériaux et leur gestion tout au long de leur cycle de vie ». [comme] « solution prometteuse pour réduire l’empreinte carbone des bâtiments ».
L’APCHQ s’interroge néanmoins sur l’application de la Loi. « Comment ces mesures seront-elles appliquées, applicables, et pour quels types de bâtiments ? », s’interroge Félix Cadotte. L’OAQ fait écho au même sentiment. « Ça reste un peu flou, mais ça ouvre la porte à de futures réglementations », estime Guillaume Martel.
De son côté, le gouvernement canadien a mis en place fin 2022 une norme exigeant une réduction de 10 % du carbone incorporé dans le béton de tous les nouveaux bâtiments fédéraux. Les exigences en matière de carbone incorporé devraient s’étendre à l’ensemble du bâtiment et des matériaux d’ici 2030.
Les villes prennent également des mesures. En mai 2023, Toronto a fixé une limite d’émissions de carbone incorporé à 350 kilos d’équivalent CO.2 par mètre carré pour les grands bâtiments. Vancouver vise une réduction de 40 % d’ici 2030 pour les nouvelles constructions.
De l’autre côté de l’Atlantique, la législation est bien plus avancée dans certains pays. Une réglementation française, appliquée depuis 2022, a défini des seuils à ne pas dépasser pour les nouvelles constructions résidentielles. En Suède, les promoteurs immobiliers doivent calculer les émissions carbone intrinsèques des nouveaux bâtiments. Cela a d’ailleurs généré de nombreuses industries parallèles, comme la production de chanvre et de paille, note Guillaume Martel. Des systèmes de recyclage de ces matériaux ont également été mis en place.
Une réglementation plus stricte semble inévitable au Québec, selon le président de l’Ordre des architectes du Québec. Mais la profession ne doit pas l’attendre. « Compte tenu de tout ce que nous savons aujourd’hui sur le carbone intrinsèque, notre profession ne peut plus ignorer la réflexion globale sur le cycle de vie, affirme Pierre Corriveau. Même si les outils d’analyse restent à perfectionner, les architectes doivent tout mettre en œuvre dès maintenant pour réduire les GES résultant de leurs projets. »