Pierre-Brice Wieber est chercheur en robotique à l’Inria.
Nous sommes aujourd’hui des milliards d’humains à porter en permanence dans nos poches ou à nos poignets des ordinateurs connectés pour nous aider au quotidien dans notre travail, nos loisirs, nos relations sociales, notre santé. Ces appareils sont intimement associés à notre vie physique, sociale et intellectuelle grâce à l’interface qu’ils assurent entre notre monde numérique et notre monde physique. Mais ils restent totalement passifs physiquement, limités à un échange d’informations avec ou à travers ceux qui les portent, incapables de se déplacer et d’agir par eux-mêmes.
Les robots sont aussi des ordinateurs, mais dotés d’un corps physique et mécanique qui leur permet de se déplacer, de percevoir et d’agir de manière autonome, ce qui en fait une interface directe entre le monde numérique et le monde physique, indépendamment de notre présence. Ils peuvent nettoyer les sols de nos maisons lorsque nous ne sommes pas là ou inspecter les zones dangereuses où nous ne voulons pas aller. À l’instar des ordinateurs que nous transportons désormais en permanence avec nous, ces robots sont appelés à s’impliquer de plus en plus dans notre vie quotidienne. Cela crée de grandes opportunités, mais aussi de grands risques. C’est pourquoi la Commission européenne a publié en 2019 une liste d’exigences pour que l’IA et la robotique soient véritablement dignes de confiance.
Des robots pour faire quoi ?
En 2021, un demi-million de nouveaux robots industriels ont été installés dans le monde, notamment pour aider à la construction de quelque 80 millions de véhicules automobiles et de plus d’un milliard de nouveaux téléphones portables intelligents. Ces chiffres sont à comparer aux 130 millions d’êtres humains nés la même année. Ces robots contribuent ainsi à nous ensevelir sous des montagnes d’objets, le poids total des matériaux produits par l’homme dépassant désormais le poids total des êtres vivants de notre planète.
Pourquoi ces robots ne nous aident-ils pas plutôt à relever « les défis mondiaux auxquels nous sommes confrontés, notamment la pauvreté, les inégalités, le climat, la dégradation de l’environnement, la prospérité, la paix et la justice », pour « parvenir à un avenir meilleur et plus durable pour tous », selon les termes de l’ONU pour ses Objectifs de développement durable ? Tout simplement parce qu’ils ne sont pas très compétents, et il n’est pas nécessaire de l’être pour construire des voitures. Henry Ford l’a démontré dès 1908 dans ses chaînes de production déshumanisantes, illustrées avec éloquence par Charlie Chaplin dans son film Les temps modernes.
Car il est « difficile, voire impossible, de doter un robot des capacités de perception et de mobilité d’un enfant d’un an », comme le rappelle Hans Moravec dans le paradoxe qui porte son nom. Une tâche apparemment simple comme débarrasser une table sans tout casser et y passer toute la journée est encore aujourd’hui complètement hors de portée de nos robots. Que leur manque-t-il pour cela ? Un peu d’intelligence manuelle.
Quand l’IA s’intéresse aux robots
L’intelligence artificielle (IA) est depuis longtemps un sujet lointain. La défaite du champion du monde d’échecs Garry Kasparov face à un ordinateur en 1996 a fait grand bruit, mais n’a eu que peu d’impact en dehors du monde des échecs. L’histoire s’est répétée lorsque le champion du monde de go Lee Sedol a été battu par un ordinateur en 2016. Mais lorsque le logiciel ChatGPT est sorti fin 2022, il est soudain devenu possible pour n’importe qui de lui demander de l’aide pour diverses tâches d’écriture courantes presque sans effort, tout en conversant naturellement dans sa langue maternelle. Du coup, l’IA est devenue un sujet central de questionnement dans nos sociétés.
Ces IA sont-elles vraiment intelligentes ? C’est une question qui n’a sans doute aucun sens, tant l’intelligence est une qualité difficile à définir. Le pionnier de l’informatique Alan Turing avait fini par s’en tenir à ce qu’il appelait le jeu de l’imitation : si une machine peut nous faire croire qu’elle est intelligente, que demander de plus ? De ce point de vue, ces nouvelles IA déroutent et plus d’un expert s’est laissé prendre, mais l’illusion a encore du mal à durer. Comme chacun peut aisément le constater, ChatGPT énonce régulièrement une foule d’absurdités avec le plus grand aplomb.
Les robots dotés de ces nouvelles IA donnent également une illusion de compétence déroutante. Les dernières avancées sont très impressionnantes et il est facile de se laisser berner, mais la situation est exactement la même que pour ChatGPT : ils restent capables de prendre toutes sortes de décisions absurdes avec un aplomb déconcertant. Sauf que dans leur cas, leur capacité à se déplacer et à agir de manière autonome dans notre monde physique peut rapidement conduire à de véritables catastrophes.
Les exigences de la Commission européenne citées ci-dessus semblent d’autant plus essentielles : fiabilité (fonctionnement correct dans diverses situations), explicabilité (explication concrète des décisions prises par le système aux personnes directement et indirectement concernées) et la traçabilité (documenter précisément les processus de développement et de déploiement du système) sont, par exemple, des qualités évidentes et essentielles, mais pas encore acquises.
Nous avons besoin de robots plus compétents, mais aussi moins gourmands
En admettant que nous puissions un jour doter nos robots d’une intelligence convaincante, cela suffira-t-il pour qu’ils nous aident à construire ce « futur meilleur et plus durable pour tous » ? Si l’on regarde de plus près un robot agricole conçu pour limiter l’usage de pesticides en viticulture, et que l’on réalise une évaluation environnementale de l’ensemble de son cycle de vie, on observe que d’un côté il permet de limiter les émissions de gaz à effet de serre, mais de l’autre il reste consommateur de ressources minérales importantes dont l’extraction et l’utilisation sont toxiques pour l’homme et l’environnement.
Or, nous sommes confrontés à une crise environnementale sans précédent : six des neuf limites planétaires au sein desquelles l’humanité peut vivre en sécurité sont actuellement transgressées. Cette crise est systémique, à l’échelle mondiale, et c’est donc à ce niveau qu’il faut s’interroger sur le développement des robots. Le modèle économique de Donut Le projet proposé par Kate Raworth propose une visualisation très claire de la manière dont nos objectifs de développement doivent être équilibrés avec nos limitations planétaires. C’est dans cet espace étroit, en forme de beignet, que nos robots doivent trouver leur place, pour contribuer à nos besoins sans détériorer les conditions de vie sur notre planète.
Être plus intelligent pour être plus compétent, et en même temps beaucoup moins gourmand : c’est toute une nouvelle robotique qu’il faut inventer d’urgence, compte tenu de l’ampleur de la crise environnementale actuelle. Ce n’est pas acquis, mais c’est seulement à cette condition que la robotique pourra apporter sa pierre à l’édifice de la transition écologique.