Le calme est une forme de résistance. C’est l’idée qui m’a le plus frappée dans le dernier essai de Naomi Klein, SosieUn livre dense, regorgeant de pistes à explorer à notre époque.
Figure de proue de l’anticapitalisme, Klein est devenu célèbre pour son acte d’accusation Pas de logo. D’autres travaux ont suivi, documentant les moyens par lesquels les puissants ont utilisé la psychologie de masse pour abuser davantage de notre confiance.
Dans son dernier livre, l’auteure canadienne poursuit dans cette veine, mais en nous tendant un miroir. Cet essai a pour thème principal notre « double », groupe double étant un terme allemand signifiant « jumeau », « double ». Ce double, explique-t-elle, constitue notre reflet parfois sinistre. La culture populaire abonde d’exemples, notamment au cinéma : Sueur froidepar Hitchcock, Le dictateurpar Chaplin, Ennemipar Denis Villeneuve, Le cygne noiretc.
Le plus souvent, ces doubles évoquent un conflit intérieur : comment nous nous mentons à nous-mêmes, nous contentons d’explications incomplètes et trahissons nos principes si cela sert notre cause, notre ego. À la fois Jekyll et Hyde, souvent à notre insu. Il suffit de voir comment toutes ces personnes parfaitement gentilles dans la vraie vie se transforment en monstres en ligne…
« Le plus grand tour du diable est de vous convaincre qu’il n’existe pas. »
Avec humilité, Klein dissèque ses propres paradoxes et ceux de notre société. Fascinée par les mouvements conspirationnistes, elle s’interroge sur ses réactions à leur égard, puis affirme qu’ils sont « trop ridicules pour être pris au sérieux, mais trop sérieux (au sens de grave) pour être simplement ridiculisés ».
Nos réponses aux élucubrations de mouvements qui convergent vers une réalité parallèle sont acerbes. Et nous nous satisfaisons de nos bons mots, de nos répliques assassines, déplore-t-elle. Nous célébrons notre supériorité. Nous sommes ceux qui « savent ».
Ainsi, les personnes qui dénoncent le climat toxique des réseaux sociaux y contribuent souvent en s’enveloppant de vérité pour il vaut mieux mépriser l’autre côté.
Klein nous rappelle que les complots ne sont pas toujours des fictions. Une citation attribuée à Baudelaire, rendue encore plus célèbre par le film Suspects d’aptitudeillustre parfaitement ce qu’elle soutient : « La plus grande ruse du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas. »
Elle note avec brio comment notre méfiance légitime envers les gouvernements et les sociétés pharmaceutiques a inspiré des théories de complot parfois farfelues pendant la pandémie et, à son tour, comment le traumatisme peut nous faire basculer vers un côté sombre qui nous habite, individuellement et collectivement.
Mais plus que tout, il révèle comment le chaos qui anime notre société est un terreau idéal pour que le pire de ce que nous sommes se manifeste.
Un péché La stratégie du chocParu en 2008, le livre nous prévient que le chaos profite à ceux qui le créent. Les théories du complot servent admirablement à détourner l’attention de scandales qui impliquent parfois les mêmes acteurs : les puissants qui, par leur statut ou leur argent, actionnent les leviers du pouvoir.
Le mage du Kremlinde Giuliano da Empoli, fait superbement écho à l’essai de Klein. Ce roman en forme de traité sur la fabrication du pouvoir par le mensonge expose dans une prose aussi délicieuse qu’un fruit empoisonné comment les dirigeants politiques profitent de notre agitation permanente, et de discours enracinés dans la peur et la haine de la différence, pour imposer leurs vues et asseoir leur pouvoir.
Klein cite Steve Bannon, le « génie » de la méthode Trump. Da Empoli explique comment, pour Poutine, les ressorts de la peur, de la méfiance et de la perte de sens sont de redoutables outils pour s’arroger le pouvoir. L’idée est la même : cultiver l’imprévisible, fomenter des crises, sortir des ornières politiques pour prendre des airs de monarque intouchable.
Et c’est tant mieux si tout le monde s’engueule à travers les médias.
Dans ce contexte de clameur permanente, le calme est une forme de résistance. Il permet de prendre du recul, de refuser les discours sensationnalistes et d’éviter de céder à une colère fabriquée.
L’agitation provoquée par l’accumulation d’opinions émises en rafales fait partie d’un jeu de tromperie dont nous sommes le bouc émissaire : pendant que nous nous énervons, quelqu’un, quelque part, en profite pour nous embrouiller davantage.
Vous trouvez cette expression vulgaire ? Peut-être est-il temps de mettre de côté les convenances et de vous scandaliser de l’indécence qu’elle exprime.
J’écris ces lignes en regardant la poudrière qu’est ce monde qui patauge dans la haine de l’autre, la méfiance, le repli identitaire et idéologique, et je me demande : peut-on remettre le dentifrice dans le tube ?
En l’absence de réponse à cette question, il ne me reste qu’une chose à faire : rester calme. Chercher à qui profitent nos querelles. Et les dénoncer.