Charlotte Gauthier est étudiante au doctorat à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC).
Hausse des températures, modification des courants majeurs et diminution de l’oxygène en profondeur : le golfe du Saint-Laurent a connu des changements majeurs de ses conditions environnementales au cours des dernières décennies. Résultat ? De nombreuses espèces se retrouvent en difficulté et sont donc plus sensibles aux effets de la pêche.
Ces changements profitent toutefois à certaines autres espèces, comme le flétan de l’Atlantique, qui bat actuellement des records d’abondance avec les valeurs les plus élevées des 60 dernières années.
En tant que chercheur en biologie, je me propose d’éclairer certains mystères qui planent encore sur cette espèce hors du commun.
Flétan de l’Atlantique : champion du golfe du Saint-Laurent
Le flétan de l’Atlantique est un poisson plat qui vit au fond du fleuve Saint-Laurent. Il est exploité pour sa chair blanche, fine et ferme, très prisée des consommateurs.
Le flétan peut atteindre des tailles impressionnantes de plus de deux mètres. En raison de la qualité de sa chair et de sa popularité dans les assiettes, il représente actuellement le poisson ayant la plus grande valeur commerciale dans tout le golfe du Saint-Laurent.
Mais cette tendance n’a pas toujours été la même. Dans les années 1950, la partie adulte et exploitable des populations de flétan, appelée le stock, a connu un déclin majeur en raison de la surpêche.


Pour continuer à exploiter cette ressource sur une période prolongée, il est impératif de ne pas répéter les erreurs du passé. Pour y parvenir, il est essentiel de bien comprendre le cycle de vie du flétan et les effets que la pêche peut avoir sur le stock. Mais ce n’est pas encore tout à fait acquis.
Les défis d’une exploitation durable
La biologie fondamentale du flétan de l’Atlantique est assez bien connue. Toutefois, les habitats utilisés tout au long de sa vie et les déplacements entre eux sont plus difficiles à caractériser.
Des études récentes ont permis d’attacher des balises satellites au flétan pour enregistrer des données sur la profondeur et la température de l’eau dans laquelle il se trouve, ce qui permet de calculer précisément ses déplacements. Grâce à cette méthode, les chercheurs ont pu identifier les trajectoires des flétans adultes sur une période d’un an et ont découvert qu’ils frayent dans les chenaux profonds du golfe en hiver.
Dans les différentes trajectoires annuelles, les chercheurs ont observé qu’en été, certains flétans restent dans les chenaux profonds, tandis que d’autres entreprennent des migrations vers des zones moins profondes.
Malgré ces nouvelles informations, de nombreuses questions demeurent, notamment sur les stades de vie les plus jeunes, qui ne sont observés que de manière anecdotique dans le Golfe. De plus, les balises satellites fournissent des informations précises, mais seulement sur une période d’un an, ce qui ne dit pas tout pour un poisson qui peut vivre jusqu’à 50 ans.
C’est dans cette perspective que l’utilisation d’un nouvel outil permettant d’étudier la vie entière des poissons devient très pertinente.
Les « os » de l’oreille à la rescousse
Tous les poissons osseux possèdent de petites structures calcaires dans leur oreille interne, appelées otolithes ou os de l’oreille, qui remplissent des fonctions d’équilibre et d’audition.
Les otolithes se développent tôt dans la vie des poissons et grandissent au même rythme qu’eux. Les otolithes forment des anneaux de croissance annuels comparables à ceux visibles dans le tronc des arbres.

Pour grandir, les otolithes accumulent des substances chimiques qui se trouvent dans l’environnement dans lequel baigne le poisson. Ainsi, lorsque le poisson se déplace, les substances chimiques accumulées dans les otolithes seront différentes d’un endroit à l’autre. Chaque endroit est caractérisé par une combinaison unique de différentes concentrations de substances chimiques. C’est ce qu’on appelle une empreinte digitale élémentaire. L’identification de ces empreintes digitales peut donc nous fournir des informations cruciales sur les déplacements des poissons dans différents endroits tout au long de leur vie.
C’est cette méthode de caractérisation des éléments chimiques des otolithes que j’ai utilisée pour étudier les patrons migratoires du flétan de l’Atlantique dans le golfe du Saint-Laurent.
Un large éventail de stratégies de migration
Pour pouvoir savoir quelles concentrations d’un élément chimique correspondent à l’endroit où le poisson a été capturé, on utilise l’empreinte de la marge de l’otolithe, c’est-à-dire le matériel à l’extrémité de l’anneau le plus externe de l’otolithe, qui a été accumulé en dernier.
Les concentrations d’éléments qui y sont retrouvées sont considérées comme caractéristiques du lieu où le poisson a été capturé. En analysant les marges de près de 200 otolithes de flétans provenant de tout le Golfe, j’ai pu distinguer deux empreintes élémentaires : l’une représentative des eaux de surface (moins de 100 mètres de profondeur) et l’autre caractérisant les eaux plus profondes (plus de 100 mètres de profondeur).
Une fois ces empreintes identifiées, j’ai observé la concentration des éléments chimiques tout au long de la vie du poisson pour pouvoir associer chaque instant de la vie soit à l’empreinte des eaux de surface, soit à celle des eaux profondes.
Après avoir séparé la vie de chaque individu en moments passés dans les eaux de surface et moments passés dans les eaux profondes, j’ai pu identifier des schémas récurrents et les regrouper en trois stratégies migratoires différentes : résidents, migrants annuels et migrants irréguliers.
J’ai ainsi pu observer que les flétans capturés dans le sud du golfe étaient majoritairement des migrateurs annuels, c’est-à-dire qu’ils entreprennent chaque année des migrations entre les eaux profondes et les eaux peu profondes. Au contraire, dans la partie nord du golfe, on retrouve une majorité de résidents. Les résidents correspondent à des poissons qui ont pu migrer tôt dans leur vie, mais qui ont fini par s’établir définitivement en eaux profondes avant d’atteindre la maturité. Les migrants irréguliers, quant à eux, présentent des migrations à une fréquence plus sporadique, et se retrouvent dans des proportions similaires dans toute la zone d’étude.

Sur la bonne voie pour une gestion optimale
Mon étude est la première à fournir une vision globale des déplacements effectués par le flétan tout au long de sa vie.
Ces nouvelles informations nous permettent de mieux comprendre la structure du stock et la diversité des stratégies migratoires que l’on peut y retrouver.
Considérant que ces stratégies sont réparties différemment selon les zones du Golfe, nous pouvons nous assurer de ne pas cibler de manière disproportionnée le flétan utilisant la même stratégie migratoire et d’éviter de surpêcher une seule composante du stock.
De cette manière, il est possible de maintenir cette diversité qui profite à la résilience du stock face aux différents changements qui peuvent survenir.