Valérie S. Langlois est professeure titulaire et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en écotoxicogénomique et perturbation endocrinienne à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), et Diana Castañeda-Cortés est chercheuse postdoctorale à l’INRS.
Alors que l’incidence du cancer augmente à l’échelle mondiale, l’utilisation de médicaments anticancéreux augmente également à un rythme d’environ 10 % par an dans les pays développés.
Les produits pharmaceutiques contribuent de manière significative à l’amélioration de la santé humaine. Cependant, leurs conséquences sur l’environnement sont devenues une préoccupation majeure.
Médicaments contre le cancer dans nos écosystèmes
Parmi les nombreuses molécules utilisées pour traiter les cancers figurent les cytostatiques.
Comme l’expliquent les National Institutes of Health (NIH) des États-Unis, un cytostatique est « une substance qui ralentit ou arrête la croissance des cellules, y compris les cellules cancéreuses, sans les tuer ».
Lorsqu’un patient atteint de cancer prend des médicaments, les substances chimiques qu’ils contiennent, y compris les cytostatiques, sont excrétées dans ses déchets solides et liquides.
Les déchets des patients finissent dans les égouts des hôpitaux ou des ménages, où les produits chimiques qu’ils contiennent ne sont pas entièrement éliminés par les stations d’épuration. Ces produits chimiques peuvent ensuite se retrouver dans les écosystèmes aquatiques, voire dans notre approvisionnement en eau potable, à des concentrations variables.
Les médicaments cytostatiques sont désormais classés comme contaminants émergents en raison de leurs conséquences environnementales.
Le message est clair : ce problème ne fera qu’empirer à mesure que de plus en plus de personnes auront recours à des médicaments anticancéreux.
Des tueurs à croissance rapide
Les médicaments cytostatiques, bien qu’essentiels dans le traitement du cancer, présentent des risques importants pour toute vie, et particulièrement pour les organismes aquatiques.
La libération continue de produits pharmaceutiques dans les écosystèmes aquatiques (même à de faibles concentrations) peut réduire la qualité des eaux de surface, mettre en danger la biodiversité et perturber le fonctionnement des écosystèmes.
Malgré certaines initiatives de recherche, comme celle menée par CytoThreat en Europe, les données actuelles pour informer les régulateurs sur les risques posés par ces contaminants émergents font défaut, y compris au Canada.
Un récent rapport, publié par le Centre d’expertise en analyse environnementale du Québec (CEAEQ), expose les risques associés aux principaux cytostatiques approuvés au Canada.
Cinq cytostatiques ont été identifiés comme présentant un risque particulier dans le rapport du CEAEQ. Ces cytostatiques incluent le tamoxifène (pour traiter le cancer du sein), le méthotrexate (pour traiter le lymphome non hodgkinien), la capécitabine (pour traiter le cancer colorectal) ainsi que le cyclophosphamide et l’ifosfamide, qui sont utilisés pour traiter plusieurs types de cancer.
Les risques sont nombreux, mais nos recherches sont particulièrement préoccupantes concernant leur effet toxique sur les larves de poissons.
Il y a quelque chose de louche dans l’eau
Notre groupe de recherche a étudié ces cinq cytostatiques et leurs conséquences sur la santé des embryons de poissons.
Au départ, nous n’avons constaté aucun effet négatif majeur sur la mortalité des poissons, le succès de l’éclosion ou la fréquence cardiaque.
Cependant, un examen plus approfondi a révélé que l’ifosfamide avait un effet notable sur le gonflement de la vessie natatoire chez les poissons. La vessie natatoire joue un rôle essentiel dans le maintien de la flottabilité dans l’eau. Sans vessie natatoire gonflée, les poissons ne peuvent pas nager librement dans la colonne d’eau et ont peu de chances de survivre.
Des analyses moléculaires supplémentaires sont nécessaires pour déterminer une relation causale définitive entre l’exposition aux cytostatiques et les problèmes de gonflement de la vessie natatoire.
Dans une étude ultérieure publiée en avril 2024, notre équipe de recherche a découvert que les produits chimiques cytostatiques affectaient également la régulation des hormones thyroïdiennes dans les embryons de poisson.
La perturbation de la fonction hormonale thyroïdienne pourrait entraîner des déficits de développement chez les poissons, notamment le trouble de la vessie natatoire que nous avons détecté dans notre première étude. Cela soulève des inquiétudes quant aux effets à long terme sur la santé de la présence de cytostatiques dans les écosystèmes aquatiques.
Les conséquences pourraient être considérables. Les poissons ne sont pas seulement un élément essentiel des réseaux alimentaires aquatiques, ils servent également d’indicateurs de la santé globale de l’écosystème. Toute perturbation de leur développement et de leur survie pourrait avoir des effets en cascade sur la biodiversité.
Et maintenant ?
L’effet de ces produits pharmaceutiques sur les milieux aquatiques peut-il être atténué ?
Il est essentiel d’éliminer correctement les médicaments inutilisés, tout comme d’investir dans des technologies de traitement des eaux usées capables de filtrer les cytostatiques. Ces actions doivent également être soutenues par de nouvelles réglementations strictes visant à réduire la pollution pharmaceutique. Les médicaments contre le cancer sont essentiels, nous devons donc apprendre à les utiliser de manière responsable.
Parallèlement, nous devons poursuivre les recherches sur les effets environnementaux des médicaments couramment utilisés.
Les chercheurs étudient activement les risques pour les humains liés aux médicaments cytostatiques qui contaminent notre eau potable.
Bien qu’il s’agisse d’un domaine d’étude en développement et que beaucoup de choses restent inconnues, il est déjà clair qu’une exposition à long terme au cyclophosphamide – un médicament couramment utilisé pour traiter divers cancers – dans l’eau potable présente un risque réel pour la santé des enfants.
Il n’est pas impossible d’imaginer une future boucle de rétroaction dans laquelle l’utilisation accrue de cytostatiques anticancéreux entraînerait elle-même une augmentation des taux de cancer.
Notre travail est un appel à l’action. En tant que gardiens de notre planète, nous avons la responsabilité de préserver la santé et l’intégrité de tous les écosystèmes, y compris le nôtre.