Scott Schieman est professeur de sociologie et titulaire de la chaire de recherche du Canada sur les contextes sociaux de la santé à l’Université de Toronto, et Alexander Wilson est doctorant à l’Université de Toronto..
Si vous vous sentez dépassé par la vie, sachez que vous n’êtes pas seul. Notre étude récente révèle que les Canadiens se sentent de plus en plus impuissants. Ce sentiment ne fait que s’accentuer face aux difficultés économiques et aux inégalités croissantes.
En 2019, nous avons mené une enquête nationale sur la qualité de vie au travail et économique avec l’aide du Groupe Angus Reid. Nous avons reproduit cette enquête chaque année depuis, recueillant des données sur 23 000 Canadiens de tous les milieux socioéconomiques.
Nous avons posé des questions pour mesurer ce que les chercheurs appellent le sentiment d’impuissance, c’est-à-dire le manque de contrôle personnel et l’impuissance que l’on ressent face aux problèmes et aux événements de la vie.
Par exemple, nous demandons aux participants dans quelle mesure ils sont d’accord avec cette affirmation : « Parfois, j’ai l’impression d’être bousculé dans la vie. »
En septembre 2019, 45 % des travailleurs étaient d’accord avec cette affirmation. En septembre 2020, malgré les perturbations sociales et économiques causées par la pandémie, ce chiffre était tombé à 43 %. En 2021 et 2022, ils étaient 46 % à être d’accord. C’est à ce moment-là que les chiffres ont commencé à changer.
En 2023, ce taux était de 56 %. Et dans notre enquête menée auprès de 2 500 travailleurs en mai 2024, il est passé à 58 %.
Il s’agit d’une augmentation de 15 points par rapport au niveau le plus bas atteint en 2020. Il est rare qu’une mesure socio-psychologique évolue autant sur une période aussi courte, sauf événement majeur.
La morosité économique
Depuis 2019, nous demandons régulièrement aux Canadiens : « Comment votre expérience du coût de la vie a-t-elle évolué au cours des dernières années ? Diriez-vous qu’elle s’est beaucoup détériorée, un peu plus, qu’elle est restée la même, un peu mieux ou beaucoup mieux ? »
En 2019, 66 % des personnes interrogées ont déclaré que la situation s’était quelque peu ou beaucoup détériorée, et parmi elles, 27 % ont déclaré qu’elle s’était beaucoup détériorée. Ce tableau pré-pandémique n’était pas très réjouissant. Mais en 2022, le ciel s’est assombri : 82 % des personnes interrogées ont déclaré que la situation s’était quelque peu ou beaucoup détériorée, et parmi elles, 34 % ont déclaré qu’elle s’était beaucoup détériorée.
En 2023, 84 % des répondants ont déclaré que le coût de la vie avait augmenté un peu ou beaucoup. Et dans notre sondage de mai 2024, ces résultats se sont confirmés. Aujourd’hui, près de la moitié des travailleurs canadiens affirment que le coût de la vie a beaucoup augmenté.
Les Canadiens sont de plus en plus pessimistes quant à l’économie et aux finances, mais le revirement spectaculaire des résultats nous a surpris.
Lorsque la situation économique atteint un tel niveau, il n’est pas surprenant que le sentiment d’impuissance s’accentue. Les deux sont liés. Les mauvaises nouvelles concernant le coût de la vie sont omniprésentes, il est donc raisonnable de supposer qu’elles ont un impact sur la vie des gens.
En 2019, 55 % des personnes qui ont déclaré que le coût de la vie avait considérablement augmenté ont déclaré se sentir pressées, contre 43 % de celles qui ont déclaré que le coût de la vie avait légèrement augmenté. Seulement 35 % de celles qui ont déclaré que le coût de la vie n’avait pas changé ont déclaré se sentir pressées.
Notre sondage de 2024 révèle une tendance similaire, mais qui s’est intensifiée : 66 % des Canadiens qui estiment que le coût de la vie a considérablement augmenté se sentent pressés, contre 51 % de ceux qui estiment que le coût de la vie a quelque peu augmenté. Mais aujourd’hui, même parmi ceux qui estiment que le coût de la vie est resté le même, 46 % se sentent pressés.
Perception des inégalités
Ce n’est pas seulement la perception du coût de la vie qui a changé. Il en va de même pour la perception des inégalités dans la société canadienne, ce qui a contribué à une forte augmentation du sentiment d’impuissance.
Pour mesurer les perceptions d’inégalité, nous avons utilisé une méthode établie qui est utilisée depuis des décennies dans le module sur les inégalités sociales du Programme international d’enquête sociale. Dans notre questionnaire, nous avons montré aux participants un diagramme représentant cinq types de sociétés et leur avons demandé : « Quel type de société avons-nous au Canada aujourd’hui? Quel diagramme s’en rapproche le plus? »
Le type A représente une inégalité extrême, avec une petite élite au sommet, quelques personnes au milieu et la plupart des gens en bas. Dans notre sondage de 2019, seulement 19 % des répondants considéraient le Canada comme un pays de type A. En 2024, ils étaient 38 % à le considérer ainsi. La part de ceux qui considèrent le Canada comme une société de classe moyenne (type D) est passée de 26 % à 15 %.
Le changement radical de perception des inégalités en seulement cinq ans est frappant, tout comme son lien de plus en plus étroit avec le sentiment d’impuissance. En 2019, 50 % des répondants qui considéraient le Canada comme un pays de type A se sentaient bousculés dans la vie ; c’est désormais le cas pour 68 % d’entre eux. La même perception d’un Canada très inégalitaire est plus douloureuse aujourd’hui.
Les conséquences de la déresponsabilisation sur la vie quotidienne
La perception selon laquelle le coût de la vie augmente et que les inégalités se creusent au Canada crée un environnement propice à une détérioration du sentiment de contrôle de la vie quotidienne. Notre capacité à réussir dans la vie semble désormais davantage déterminée par les caprices des puissants.
Cette tendance est préoccupante pour notre bien-être psychologique collectif. Les personnes qui se sentent très impuissantes ont tendance à être plus anxieuses et à se méfier davantage des autres, deux indicateurs qui reflètent les sentiments d’inquiétude, de désespoir et de suspicion que certains Canadiens peuvent éprouver lorsqu’ils pensent à l’économie.
La montée du sentiment d’impuissance est une tendance inquiétante qui reflète de profondes fractures économiques et sociales. Il est essentiel de s’attaquer à ces problèmes pour améliorer le bien-être général et la santé mentale des Canadiens. Notre qualité de vie collective est en jeu.