Connu pour sa politique de laisser-faire en matière de modération, le service de messagerie subit la pression des autorités britanniques pour lutter contre les groupes extrémistes qui s’y organisent.
« Voici vos cibles, les gars. » Sur la chaîne Telegram baptisée « Southport Wake Up », plus de 15 000 personnes se sont rassemblées après l’attaque au couteau qui a tué trois jeunes filles dans la campagne anglaise de Southport le 29 juillet. Cette tragédie a déclenché une série de violentes émeutes anti-immigration. Sur cette chaîne, les utilisateurs partageaient des adresses de mosquées, des listes d’hôtels hébergeant des migrants et des recettes de cocktails Molotov. Elle a depuis été supprimée par la plateforme, la pression du gouvernement britannique étant devenue plus menaçante. « Il est clair que les troubles violents sont alimentés en ligne, et cela constitue un crime. Cela se produit dans votre propre jardin, et la loi doit s’appliquer partout. » a taclé le Premier ministre Keir Starmer, ciblant directement les dirigeants de Telegram, mais aussi de X et TikTok.
Depuis plus de dix ans, le Royaume-Uni n’a pas connu de manifestations contre ces violences. Le service de messagerie, fondé par le milliardaire russe Pavel Dourov en 2013 et comptant 950 millions d’utilisateurs, est accusé d’attiser la haine. Selon la société d’analyse de données Similarweb, l’utilisation de l’application dans le pays est passée d’une moyenne de 2,7 millions d’utilisateurs depuis le début de l’année à 3,1 millions le jour des tueries, puis à 3,7 millions le lendemain du début des émeutes.
Diffusion de fausses informations sur le suspect
Sur cette application de messagerie, chacun peut créer son propre canal de diffusion. Il n’est donc pas surprenant que des rumeurs se soient rapidement répandues sur l’origine et la religion de l’agresseur, suggérant qu’il s’agissait d’un migrant et d’un islamiste radical. Si la police s’est d’abord montrée discrète, elle a ensuite démenti ces allégations, affirmant qu’il ne s’agissait pas d’un attentat terroriste et que le suspect, Axel Rudakubana, 17 ans, était né au Pays de Galles et originaire du Rwanda.
Malgré ces précisions, ces informations erronées continuent de mobiliser sur les plateformes, notamment dans la mouvance d’extrême droite. Pointée du doigt pour ces affrontements, l’English Defense League, un groupuscule créé en 2009 puis scindé en plusieurs petites sections, organise des actions locales via les réseaux sociaux. Son fondateur et ancien leader Tommy Robinson est une figure importante de l’extrême droite, et poste régulièrement sur X (ex-Twitter) auprès de ses 955 000 abonnés. Très controversé, l’homme avait été banni de la plateforme, mais il a pu la rejoindre à l’arrivée d’Elon Musk à sa tête.
« Les réseaux sociaux jouent toujours un rôle dans de tels événements et fournissent souvent un alibi pratique aux politiciens », analyse le journaliste britannique Jeremy Stubbs, interrogé par Le Figaro Vox . D’autant plus que le climat politique est tendu au Royaume-Uni, entre multiplication des attaques au couteau et montée en puissance du mouvement anti-immigration d’extrême droite lors des dernières élections générales de juillet.
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Liberté d’expression sans limites
Les organismes de surveillance se sont fait entendre. Ofcom, l’organisme indépendant de régulation des communications du Royaume-Uni, a exhorté les plateformes sociales à être « proactives » dans la suppression des contenus qui incitent à la haine raciale ou encouragent la violence. Le groupe Tech Against Terrorism, soutenu par l’ONU, a émis un avertissement urgent concernant la modération inadéquate de Telegram, qui a “moins d’une douzaine” des modérateurs selon Matthew Feldman, professeur à l’Université de New York cité par Politique À titre de comparaison, le groupe Meta en compte 15 000.
Les différentes autorités européennes ont pourtant tenté de tordre le cou aux grandes plateformes pour qu’elles durcissent leur régulation, notamment via le Digital Services Act, qui les oblige à faciliter le signalement par les utilisateurs de contenus problématiques (menaces, pornographie, terrorisme, cyberintimidation, etc.). Mais en raison du Brexit, ce texte n’est pas applicable au Royaume-Uni, qui s’appuie donc sur sa propre version, l’Online Safety Act. Plusieurs arrestations et incarcérations pour incitation à la violence en ligne ont eu lieu lors des émeutes. Keir Starmer en a profité pour rappeler que les réseaux sociaux ne sont pas “pas une zone de non-droit”, ajoutant que cette loi sur la sécurisation de l’espace numérique serait révisée pour en durcir les lignes.
Capture d’écran du compte @ATKFCArash sur X.
L’absence de régulation sur Telegram est un choix délibéré de son fondateur. Le libertaire Pavel Durov considère qu’Apple et Google comptent parmi les plus grandes menaces à la liberté d’expression, un principe qu’il souhaite voir appliqué sans aucune barrière sur sa plateforme. Ainsi, Telegram a été un lieu de rassemblement numérique pour les manifestants pro-démocratie en Iran, les émeutiers français en juin 2023 après la mort de Nahel M., ou encore les suprémacistes blancs lors de l’attaque du Capitole américain en 2021 (les groupes Telegram concernés ont depuis été fermés). Le réseau est notamment accusé d’attirer des terroristes, des délinquants et des théoriciens du complot, en plus de servir d’outil de propagande politique, notamment avec son rôle prédominant depuis le début de la guerre en Ukraine.
Telegram se défend et assure dans un communiqué qu’il « permet l’expression pacifique quelle que soit l’affiliation politique, mais les appels à la violence sont explicitement interdits par les conditions d’utilisation »Elle affirme prendre les mesures nécessaires, assurant que ses modérateurs ” « Surveiller activement la situation et supprimer les chaînes et les publications contenant des appels à la violence », et cela en utilisant « Des outils d’IA sophistiqués et des rapports d’utilisateurs »Le gouvernement britannique étudie toutes les options, y compris de nouvelles méthodes pour réprimer les affrontements, notamment la reconnaissance faciale et des contrôles renforcés sur Internet.