Fassou David Condé est doctorant en science politique à l’Université de Montréal.
Sans droits reconnus sur leurs lieux de résidence, des populations entières, déjà vulnérables, sont chassées au nom du développement urbain. Ce phénomène est particulièrement répandu en Afrique, où se tiendra du 4 au 8 novembre 2024 au Caire, en Égypte, la 12e Conférence internationale sur le développement urbain.et Forum urbain mondial.
Il s’agit d’un retour en Afrique 20 ans après le Forum de Nairobi en 2002. Le thème de ce 12et édition : « Tout commence à la maison : actions locales pour le développement durable des villes et des communautés ». Parmi les thèmes qui doivent y être abordés, il y en a un qui retient particulièrement mon attention, à savoir la perte de logements.
Dans le cadre de mon doctorat en science politique à l’Université de Montréal, je travaille sur la mobilisation des populations vivant dans les villes d’Afrique qui sont déplacées de force de leurs lieux de résidence en raison de ce qu’on appelle les « politiques d’éviction ».
Les géographes françaises Julie Blot et Amandine Spire les définissent comme « l’expulsion collective et forcée d’individus qui n’ont pas de droits reconnus sur les parcelles de terre qu’ils occupent ».
L’expulsion
Lorsqu’on évoque la perte de logements dans les villes des pays en développement, les politiques d’expulsion sont généralement occultées, l’accent étant mis sur les migrations forcées liées à la guerre ou aux catastrophes naturelles. De plus, elles ne sont jamais comptabilisées dans les statistiques sur les déplacements forcés.
Or, c’est là l’un des problèmes majeurs de l’urbanisation dans les villes des pays en développement, notamment en Afrique. L’embellissement et la modernisation de certaines villes se font en effet au détriment de certaines catégories de la population, souvent les plus démunies. Faute de choix, elles recourent à des solutions informelles afin d’accéder aux ressources de la vie urbaine comme le foncier, les infrastructures, l’eau ou l’électricité.
C’est le cas des habitants des quartiers de la ville d’Abidjan détruits par des bulldozers dans le cadre des opérations d’expulsion lancées par les pouvoirs publics ivoiriens juste après la Coupe d’Afrique des nations (CAN), qui s’y est tenue en 2024. Arguant à l’époque que ces quartiers étaient insalubres, les dirigeants qui ont ordonné leur destruction n’ont rien fait pour offrir à ces populations une solution alternative décente. Elles se retrouvent depuis dans la rue et dans une situation encore plus précaire.
La réflexion qui guide cet article est de savoir pourquoi on continue, sous prétexte que cela serait un mal nécessaire, à appeler de l’avant des politiques de développement urbain qui en réalité ont pour effet d’appauvrir des populations déjà en situation de crise.
À mon avis, trois éléments expliquent la persistance de cet argument rhétorique. Le premier est l’illégalité présumée des populations qui ont été contraintes de partir, le deuxième est l’héritage de l’État colonial et le troisième est la logique du modèle de développement urbain lui-même, qui est plus orienté vers les intérêts de l’économie de marché que vers le bien-être des populations.
Illégalité présumée des personnes qui ont dû partir
Contrairement aux migrations forcées liées à la guerre ou aux catastrophes naturelles, les déplacements forcés dus à des opérations d’expulsion ont la particularité de être justifiés par le fait que les territoires concernés sont occupés illégalement par ceux qui y vivent.
Ainsi, les politiques d’expulsion seraient un moyen pour les autorités d’expulser ces populations de ces territoires et de reprendre le contrôle de la situation en termes d’urbanisme.
Bien ! Mais cela ne résout pas le problème à la racine, car il ne vient pas tant du fait qu’une population recourt à des pratiques informelles pour assurer sa subsistance que du fait qu’un tel recours lui est nécessaire. Car ce sont les conditions structurelles d’accès aux ressources de la vie urbaine dans une société qui conduisent la population à envisager des solutions informelles pour trouver un toit, obtenir de l’eau et de l’électricité.
En s’attaquant à l’effet plutôt qu’à la cause du problème, les politiques d’expulsion contribuent à aggraver la situation d’une population déjà marginalisée. C’est le manque d’accès aux ressources de la vie urbaine, comme l’eau et l’électricité, qui est à l’origine de la prolifération de l’habitat informel. Ce sont ces problèmes qu’il faut résoudre.
Pour lutter efficacement contre l’habitat informel et favoriser un développement urbain qui ne laisse personne de côté, il faut donc agir sur ces conditions structurelles. Sinon, on favorise l’anti-développement, perpétuant ainsi un certain héritage colonial. De ce point de vue, l’interdiction des politiques d’expulsion est souhaitable pour que soit initiée une véritable politique urbaine qui prenne en compte les populations installées.
Héritage colonial
Comme le montrent les recherches sur la question, les politiques d’expulsion actuelles reproduisent un certain héritage colonial. Utiliser la lutte contre l’habitat informel ou insalubre comme prétexte pour expulser des populations de leur lieu de résidence n’est en effet pas une nouveauté dans les pays du Sud.
Cette tendance trouve son origine dans les politiques d’hygiène qui y ont été mises en place par les empires coloniaux, qui expulsaient parfois « vers les banlieues périphériques » […] tout ou partie de la ville” et ainsi constituer des “villages de ségrégation”, comme l’écrit le politologue français Olivier Le Cour Grandmaison.
En Afrique francophone, comme le rappelle la géographe française Élisabeth Dorier-Apprill dans Vocabulaire de la villel’administration coloniale française expulsa, en 1952 à Dakar, au Sénégal, les habitants des « bidonvilles du quartier de la Médina pour les réinstaller dans les dunes non viabilisées de Pikine », car leur présence donnait une image peu flatteuse.
Jusqu’à présent, les politiques de développement urbain mises en œuvre dans les pays en développement ont suivi le même cadre ultra-libéral, davantage soucieux de rendre les villes attractives et compétitives dans l’intérêt du marché que de lutter contre la pauvreté urbaine.
Logique de l’économie de marché
Bien sûr, il n’est pas question de promouvoir un laxisme total en matière d’urbanisme. Les politiques publiques doivent lutter contre l’habitat précaire. Elles doivent cependant accorder aux populations une place de choix dans leurs actions et dédaigner tout recours à la force. Sinon, on peut craindre que les villes des pays du Sud deviennent, si elles ne le sont pas déjà, des lieux de sélection naturelle ou des répulsifs pour les pauvres.
Face à la crise du logement à laquelle sont confrontées de nombreuses villes des pays en développement et aux coûts exorbitants de l’accès à certaines infrastructures comme les hôtels et les transports en commun (métros, tramways), il convient de se demander : pour qui embellit-on finalement les villes des pays du Sud ? Pas pour ceux qui y vivent, serais-je tenté de dire, et encore moins pour les plus démunis. Surtout si nous devons les forcer à sortir pour le faire.
Les projets de renouvellement urbain dans les villes du Sud sont menés en faveur des plus aisés, ce qui confirme l’influence de la logique de l’économie de marché sur les acteurs qui y élaborent et mettent en œuvre les politiques de développement urbain.
Tant que cela restera le cas, je ne vois pas comment les villes des pays en développement pourront lutter de manière durable contre l’habitat informel ou précaire.