« Les Roches Rouges, bonjour ! » Lorsque Mady Dalakupeyan répond au téléphone, l’accent chante et la voix trahit le fumeur. La propriétaire de l’hôtel, âme d’un lieu qui a de l’âme, se tient derrière le bar, un endroit stratégique qui fait aussi office de réception, entre la machine à café, les rangées de verres sur des étagères en inox, les murs tapissés de photos de famille, le livret de réservations rempli à la main, le casier pour les cartes d’hôtes et les passeports et la boîte contenant les téléphones portables du personnel pendant le service.
Première levée et dernière au lit, Dalakupeyan avait déjà préparé les cafés et débarrassé le petit déjeuner. Plus tard dans l’après-midi, elle a servi le thé, apporté la trousse de secours à un client tombé en randonnée puis il était temps de remplir les ramequins d’olives pour l’apéritif et d’allumer les lampes du Jonc des marais. Au coucher du soleil, avant d’orchestrer le room service, elle a également sorti les lampions devant le bâtiment Belle Epoque, du côté de l’immense terrasse ouverte sur le décor spectaculaire du golfe de Porto et des célèbres roches rouges de Piana. Avec leurs formes torturées de granit rose, ces ravins (« calanques » en corse) sont inscrites au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis mars 1983.
Silhouette élancée, cheveux longs de jais, lunettes épaisses à monture noire et rouge à lèvres foncé : à 74 ans, Dalakupeyan est une femme travailleuse. Elle a grandi ici, dans ce joli village perché entre Ajaccio et Calvi, où sa mère tenait une épicerie. « Il n’y avait que trois téléphones dans le village. Un chez le médecin, un aux Roches Rouges et un chez nous. Quand l’hôtel n’avait plus de sucre ou de beurre, on appelait ma mère et j’apportais les courses. Mais je n’allais pas à la réception. J’avais 7 ou 8 ans, et parfois, avec mes copines, on se mettait sur le muret pour surveiller les allées et venues. Mais on ne descendait jamais. À la fin des années 1950, c’était encore un hôtel de luxe. »
Ouvert en 1912 sous l’impulsion de l’Ajaccien Sylvestre Frassetto, promoteur de l’office de tourisme qui œuvrera au développement touristique de l’île de Beauté – expression apparue au 19ème siècle – l’établissement est vendu en 1925, puis remodelé suite à son rachat par Corsotel, filiale de la PLM (Compagnie des Chemins de Fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée). Cette compagnie, qui proposait un itinéraire routier desservi par autocar en plus des lignes ferroviaires, possédait également des hôtels d’étape à proximité de sites naturels pittoresques.
A l’instar des touristes hivernaux (notamment britanniques) sur la Côte d’Azur à la Belle Epoque (1871-1914), les vacances en Corse attirent une clientèle de touristes fortunés et d’aristocrates. A partir de 1928, tout ce beau monde se retrouve au grand Hôtel des Roches Rouges. Il est agrandi d’une nouvelle aile (doublant le nombre de chambres), avec une immense salle à manger en saillie, ponctuée de colonnes aux têtes de pilastres ouvragées, des murs ornés d’une frise de motifs floraux et fruitiers et un plafond souligné d’une corniche en stuc ouvragée. Un tableau de l’artiste Adolphe Cossard (1880-1952) représentant une vue de Calvi et de son Grand Hôtel (construit en 1913) décore la vaste salle, aujourd’hui classée Monument Historique, et des baies vitrées s’ouvrent largement sur un paysage à 180 degrés : à gauche, le village, à droite, la ravinsau milieu, la mer.
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