Un week-end de septembre 2023, Rodolphe Saadé organise un séminaire insolite pour ses deux enfants et leurs trois cousins. A 54 ans, avec son physique un peu raide et sa voix métallique qui le fait paraître timide au premier abord – une idée fausse fatale –, il est rare que quelqu’un lui dise non. Les cinq adolescents, âgés de 14 à 19 ans, se retrouvent au dernier étage de la tour de 147 mètres de haut qui porte le nom de leur grand-père, Jacques Saadé, le père de Rodolphe. Ici, avec vue sur Marseille et la mer Méditerranée, se trouvent certains des bureaux de la Compagnie Maritime d’Affrètement-Compagnie Générale Maritime (CMA CGM), le géant du transport maritime, de la logistique et des médias de la famille Saadé.
Imaginez la scène, digne d’un blockbuster hollywoodien. D’abord, un gros plan sur les cinq bambins, dans toute leur gaieté juvénile et avec l’aisance des enfants privilégiés. Marseillais jusqu’au bout des ongles, les garçons rêvent de devenir footballeurs ; les filles, elles, débutent leurs études supérieures. Leurs noms sont célèbres, porteurs d’une aura de réussite et d’argent à foison. Mais ils n’ont pas encore pleinement saisi ce que cet héritage implique. Le voici, sous leurs yeux, le trésor qui va devenir le leur : un plan large sur la mer bleue à perte de vue et, plongeant à pic jusqu’au pied de l’immeuble de verre, les quais du port de La Joliette, où les dockers déchargent d’immenses navires les milliers de conteneurs multicolores qui alimentent le commerce mondial et font la fortune du clan.
Rodolphe a souhaité organiser cette réunion familiale hors du commun pour transmettre l’histoire de l’entreprise à ses enfants et neveux. Mais surtout, alors qu’il est encore jeune et au sommet de sa puissance, il a voulu leur faire savoir que, le moment venu, l’un d’eux devra prendre sa place. Tout comme son propre père qui lui disait : « Un jour, tu me succéderas, mais d’ici là, il faudra travailler dur… » Le remplacer, et peut-être même le dépasser, était un défi.
Poursuivre le travail de nos aînés
Depuis la crise du Covid-19 et la multiplication par dix des coûts de fret, les bénéfices du groupe ont explosé, et la famille est entrée dans le top 5 des fortunes françaises, selon Défis Un simple examen des chiffres de l’entreprise, détenue majoritairement à parts égales par Rodolphe, sa sœur aînée Tanya et leur cadet Jacques Junior, pourrait leur faire perdre le sens des proportions. En 2023, CMA CGM a réalisé un chiffre d’affaires de plus de 47 milliards de dollars (43 milliards d’euros). L’entreprise est devenue numéro trois mondial du shipping et numéro cinq de la logistique, une branche dans laquelle la famille n’a investi qu’en 2019. Avec une présence dans 180 pays, 160 000 salariés et des acquisitions médiatiques, celle dont la réputation dépassait jusqu’alors à peine la métropole et le monde des armateurs est devenue à la fois l’un des plus beaux fleurons de l’Hexagone et une puissance mondiale. Et il y a trente ans à peine, la bourgeoisie marseillaise appelait avec une condescendance raciste cette famille syro-libanaise « les Manouches », un sous-groupe de la population rom.
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