VErgivores, érablières, fraises, framboises… Pour les amateurs de produits frais, parcourir le chemin Royal, qui ceinture l’île d’Orléans, ressemble à un rêve éveillé. D’un côté, le fleuve et ses odeurs de marées ; de l’autre, un patchwork coloré de champs et de bois. Un paradis pour les résidents et les visiteurs. Un paradis aussi pour les cerfs de Virginie. En théorie, du moins…
Parce qu’ils sont plutôt rares ici. « Il y en a peut-être 30 ou 40 sur toute l’île », estime Jean-Christophe Hébert. L’agriculteur travaille toute l’année aux Serres Suzie Marquis, l’entreprise de sa mère, mais pendant huit jours chaque automne, il se transforme en chasseur de cerfs à l’arbalète. Pour lui, abattre un cerf, c’est comme tuer deux coups d’une seule flèche : en plus de la viande qu’il en tire, il contribue à protéger ses récoltes et celles des autres producteurs de l’île. « En 2007-2009, les chasseurs abattaient jusqu’à 130 animaux en une semaine de chasse. Aujourd’hui, c’est 10 fois moins. »
S’il y a si peu de cerfs dans un environnement qui leur est si accueillant, c’est justement parce qu’ils sont chassés. Or, l’île était depuis longtemps débarrassée de ces cerfs. Les premiers cerfs ont dû arriver vers 2003, peut-être en traversant la rivière à la nage ou sur la glace. À peine quatre ans plus tard, ils étaient si nombreux sur l’île qu’ils causaient d’importants dégâts aux cultures et provoquaient des accidents de la route.
Dès 2007, des règles spécifiques à l’île ont été promulguées par le ministère de l’époque en charge de la chasse (aujourd’hui ministère de l’Environnement, du Changement climatique, de la Faune et des Parcs), notamment une période de chasse d’automne plus longue que dans la région immédiate et l’autorisation de tuer aussi bien les mâles que les femelles ainsi que les jeunes. La surpopulation a pris fin en quelques années, et les producteurs de l’île cohabitent désormais avec les cerfs de Virginie qui survivent aux saisons de chasse.
Ailleurs, les problèmes de surpopulation de cerfs dans les zones habitées sont rarement résolus aussi rapidement. Dans de nombreux milieux plus urbains, où ils ne menacent pas directement les moyens de subsistance des habitants, les cerfs prolifèrent dans les parcs au point de nuire aux écosystèmes, mais il semble difficile de gérer leurs populations d’une manière à la fois scientifiquement fondée et socialement acceptable.
À 275 km des serres de Suzie Marquis, sur la rive sud du fleuve, les cerfs qui ont élu domicile au parc Michel-Chartrand à Longueuil, par exemple, sont à l’origine d’une saga. Dans ce parc 100 fois plus petit que l’île d’Orléans, on compte plus de 120 individus, alors que l’endroit peut naturellement en accueillir une quinzaine, selon les experts de la faune. La Ville a choisi d’en abattre 100 pour préserver l’intégrité écologique du parc. Mais des groupes de citoyens s’y sont opposés, en vain, malgré des manifestations bruyantes. Un organisme indépendant spécialisé dans le sauvetage d’animaux en détresse, Sauvetage Animal Rescue, a proposé d’attraper les cerfs et de les emmener ailleurs. L’avocate Anne-France Goldwater a intenté une action en justice contre la Ville pour empêcher que les animaux soient tués. La SPCA de Montréal a également intenté une action en justice. Et pendant que tout le monde discute pour trouver la solution la plus tolérable pour tous, dans le parc, le problème s’amplifie, car les cerfs se reproduisent à grande vitesse…
« Il y a tellement de cerfs qu’ils détruisent l’écosystème », explique Caroline Kilsdonk, vétérinaire spécialisée en bioéthique à la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal (et collaboratrice de Les nouvelles). « Ils broutent les plantes locales plus vite qu’elles ne repoussent. D’autres plantes invasives, dont les cerfs ne se nourrissent pas, en profitent pour proliférer. On assiste à un renversement complet de l’écosystème. »
La spécialiste des zoonoses — des maladies animales transmissibles à l’humain — s’inquiète notamment des risques de transmission de pathologies entre animaux, mais aussi à l’humain. Entassés dans le parc, les cerfs transmettent allègrement des parasites comme les tiques — « ils en sont pleins », précise-t-elle —, dont ceux qui peuvent causer la maladie de Lyme et « passer de l’animal à l’humain ». Il y a aussi la maladie débilitante chronique, une affection du cerf semblable à la maladie de la vache folle, qui trouve un terrain de reproduction royal dans ces conditions de surpopulation. Elle n’a jamais été détectée au Québec, mais selon les experts, ce n’est qu’une question de temps, puisqu’elle est présente dans l’État voisin de New York.
Au parc Michel-Chartrand, comme à Vancouver, à Oak Bay et ailleurs au pays, les cerfs « urbains », acclimatés aux rencontres avec les humains, se laissent cajoler et nourrir, ce qui augmente encore les risques. « Durant la pandémie, il a été démontré que les cerfs sont sensibles à la COVID-19 et qu’ils peuvent être porteurs du virus, poursuit Caroline Kilsdonk. On ne sait pas si la transmission peut se faire des cerfs aux humains, mais il faut prendre des précautions. » Et c’est sans compter les endroits où les cerfs, plus agressifs, s’attaquent aux passants ou à leurs animaux, ou attirent par leur nombre des prédateurs comme les couguars.

La SPCA de Montréal confirme que la situation à Longueuil est problématique et qu’il faut y remédier. « Mais l’abattage ne doit pas être le premier réflexe, affirme Sophie Gaillard, avocate et directrice de la défense des animaux et des affaires juridiques et gouvernementales à la SPCA. En 2015, dans le Code civil du Québec, nous avons accordé aux animaux le statut d’« êtres sensibles », ce qui oblige les autorités à prendre des décisions en faveur de leur nature sensible et de leur bien-être. Avant de les abattre, il faut tenter d’autres approches, comme la stérilisation ou la capture et la relocalisation des cerfs. L’abattage doit être le dernier recours. »
Amener des cerfs ailleurs au Québec serait une fausse bonne idée, explique Steeve Côté, professeur et chercheur en biologie à l’Université Laval et spécialiste de l’écologie et de la conservation des cerfs. « L’expérience démontre que le stress de la capture, du transport et de la remise en liberté dans un environnement inconnu est toujours fatal à court terme pour les animaux. que dans l’intervalle, ces nouveaux arrivants « de la ville » risquent de contaminer les cerfs locaux avec leurs parasites.
La stérilisation des cerfs pourrait-elle être un des outils de gestion de la population ? « À long terme, possiblement », concède Jean-Pierre Vaillancourt, professeur à la Faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal et président du comité d’éthique qui a évalué – et rejeté – la demande de permis de relocalisation de l’organisme Sauvetage Animal Rescue. « La méthode est utilisée dans certains États, comme New York et le New Jersey, mais il faut d’abord réduire le nombre d’individus d’un facteur 10. Il faut réduire la pression sur le parc immédiatement si on veut préserver ce qu’il en reste. Mais arriver à ce résultat par la stérilisation prendrait des années. »
Sophie Gaillard reproche aux scientifiques québécois de ne pas tenir compte des études récentes qui ont démontré l’efficacité des méthodes non létales. « Pour réduire rapidement le nombre, il est possible de capturer les cerfs et de les déplacer sur de longues distances dans un milieu naturel, avec un faible taux de mortalité. Cela a été fait avec succès en Ontario avec le caribou et cela se fait aux États-Unis. Et la stérilisation, qu’elle soit chirurgicale ou par injection contraceptive, a fait ses preuves, que ce soit à Staten Island, près de New York, dans plusieurs autres États américains ou en Colombie-Britannique. Au Québec, malheureusement, on a le réflexe de les abattre un peu trop vite. »
Paradoxalement, c’est la déconnexion des citadins avec la nature qui rend la situation si compliquée à gérer dans des parcs comme celui de Longueuil, selon Jean-Pierre Vaillancourt. « Les gens ‘connectent’ avec les cerfs, les caressent, les nourrissent… Ils s’attachent à eux sans se rendre compte que ces cerfs semi-domestiqués ne sont pas ‘naturels’, que ça ne se passe pas comme ça dans la nature. »
En les nourrissant, poursuit Jean-Pierre Vaillancourt, les passants contribuent à leur survie, ce qui aggrave le problème. « Sans compter que certains leur donnent n’importe quoi à manger, comme des gâteaux. C’est une mort certaine pour les cerfs, selon un vétérinaire. »
Si quelques régions plus « nordiques » peinent à croître, comme le Bas-Saint-Laurent ou la Gaspésie (où la chasse a été interdite de 1990 à 2000), les cerfs sont en forte croissance sur la majeure partie du territoire. « Les hivers rigoureux sont le principal régulateur des populations de cerfs, car plusieurs n’y survivent pas, explique Steeve Côté. Ces hivers rigoureux sont de plus en plus rares, alors beaucoup de cerfs réapparaissent au printemps et s’installent sur ce territoire qui leur est si favorable. » La chasse est le principal moyen de limiter les populations, et les règles sont devenues plus permissives dans toutes les régions au cours des dernières années. Entre 40 000 et 50 000 cerfs ont été tués annuellement au Québec de 2014 à 2019. Mais la popularité de la chasse étant en baisse, plusieurs prédisent des difficultés similaires à celles de Longueuil ailleurs sous peu.
D’autres villes d’Amérique du Nord sont aux prises avec ce problème depuis quelques décennies. Chicago, par exemple, abatte depuis un certain temps les cerfs dans ses parcs. « En fait, explique Steeve Côté, partout dans le monde, en Europe, en Asie, les populations de cerfs augmentent en milieu urbain. Ce sont des espèces différentes, mais le scénario est le même partout : on crée de grands parcs urbains où les cerfs trouvent tout ce dont ils ont besoin pour subvenir à leurs besoins et, surtout, où ils ne rencontrent aucun prédateur. Leur population explose, ils broutent les plantes locales et empêchent la régénération. L’écosystème finit par être trop dégradé, les plantes invasives prennent le dessus… jusqu’à ce qu’on doive limiter la population de cerfs. »
Montréal a déjà des problèmes; les îles de Boucherville regorgent de cerfs; à Trois-Rivières et à Québec, les populations sont en hausse… « Il ne faut pas attendre de se retrouver dans la même situation que Longueuil, estime Sophie Gaillard. Mon conseil aux autres villes est de mettre en place des mesures dès maintenant, pour prévenir plutôt que guérir. »
« La distinction entre les sentiments et les préoccupations environnementales passe par l’éducation civique », affirme Caroline Kilsdonk. « Nous devons réapprendre la réalité de la dynamique écologique naturelle. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’acceptabilité sociale viendra. »