Océanographe et climatologue à Pêches et Océans Canada de 1991 à 2021, Denis Gilbert est aujourd’hui consultant et vulgarisateur scientifique.
El Niño est de retour depuis juillet et les dernières prévisions indiquent qu’il s’agira probablement d’un épisode intense. Selon la National Oceanic and Atmospheric Administration, il y a plus de 95 % de chances qu’El Niño se poursuive jusqu’en mars 2024 et 71 % de chances qu’il soit intense.
L’hiver 2024 risque donc de rappeler celui de 1998 et, peut-être, sa tempête de verglas historique au Québec. Faut-il s’en inquiéter ? Pas nécessairement, puisque d’autres épisodes El Niño majeurs, survenus en 1982-1983 et en 2015-2016, n’ont pas provoqué de tempête de verglas comparable. Mais les prévisions sont difficiles, car aucun épisode El Niño ne se ressemble.
El Niño, un réchauffement des eaux de surface du Pacifique équatorial, affecte les régions du monde de différentes manières. Il tend à apporter plus de pluies et de tempêtes dans le Pacifique oriental (Pérou, Chili) et moins dans le Pacifique occidental (Indonésie, Australie). Au Canada, les provinces de l’ouest et du centre sont généralement plus touchées par El Niño que le Québec et les autres provinces de l’est, qui sont situées relativement loin du Pacifique.
Qu’est-ce que El Niño ?
Une brève explication du phénomène permet de comprendre pourquoi il est si difficile de prévoir le temps qu’il fait. L’immense océan Pacifique, dont la largeur de 20 000 km correspond à la moitié de la circonférence de la Terre, est le théâtre d’une interaction entre l’océan et l’atmosphère d’une ampleur inégalée dans le monde. Cette interaction s’apparente à une danse entre deux partenaires.
Côté océan, le réchauffement des eaux de surface caractéristique d’El Niño se produit principalement près des côtes d’Amérique du Sud. Il se reproduit tous les deux à sept ans, et sa durée et son intensité varient d’une époque à l’autre. On dit qu’il est de forte amplitude lorsque la température de l’eau augmente de plus de 1,5 °C. La phase opposée, appelée La Niña, consiste en un refroidissement de ces mêmes eaux de surface, également tous les deux à sept ans. Ces oscillations entre les phases El Niño et La Niña ne seraient pas aussi importantes qu’on le sait sans la forte rétroaction du partenaire de danse, l’atmosphère.
De ce côté, on observe des variations de pression atmosphérique. En général, elle est plus élevée dans l’est du Pacifique équatorial que dans l’ouest, ce qui fait circuler des masses d’air vers l’ouest ; ce sont les alizés qui soufflent vers l’ouest le long de l’équateur. Lors d’une phase La Niña, cette différence de pression atmosphérique augmente et les alizés se renforcent. A l’inverse, lors d’un El Niño, la différence de pression atmosphérique entre l’est et l’ouest diminue, ce qui fait que les alizés s’affaiblissent et parfois même inversent leur direction. Ces variations de pression atmosphérique sont appelées phénomène d’oscillation australe. Là encore, ces phénomènes atmosphériques ne pourraient pas avoir l’ampleur observée sans la forte rétroaction du partenaire de danse de l’océan. Quoi de mieux qu’une animation comme celle-ci pour nous aider à visualiser cette rétroaction en trois dimensions ?
Alors, qui prend les décisions ? L’océan ou l’atmosphère ? Ni l’un ni l’autre, mais les deux. C’est pourquoi les océanographes et les météorologues utilisent couramment le terme ENOA (El Niño – Oscillation australe) pour décrire le couplage fort entre l’océan et l’atmosphère dans et au-dessus du Pacifique équatorial.
Mesurer le phénomène
Pour déterminer si un phénomène El Niño est en train de se développer, les experts étudient les conditions dans des endroits précis, notamment une zone au milieu du Pacifique équatorial. Ils mesurent la température moyenne de l’eau de surface sur un mois et la comparent à la température moyenne sur 30 ans. La différence entre les deux nous donne un phénomène La Niña (< -0.5 °C), El Niño (> 0,5 °C) ou phase neutre (de -0,5 °C à 0,5 °C).
Pour l’atmosphère, nous comparons les différences de pression atmosphérique au niveau de la mer entre deux grandes zones du Pacifique équatorial occidental et oriental, situées de part et d’autre de la région où la température de l’eau est mesurée.
Au fil du temps, les météorologues et océanographes ont compris que pour prédire l’évolution du phénomène ENOA, il était nécessaire de disposer de modèles couplés océan-atmosphère. Des modèles séparés pour l’océan et l’atmosphère ne fournissent pas de prévisions fiables.
Environnement et Changement climatique Canada (ECCC) dispose d’un tel modèle, dont les prévisions sont basées sur une modélisation informatique du couplage de l’atmosphère, de l’océan et de la glace de mer. Ces prévisions saisonnières dites déterministes sont établies à la fin de chaque mois, pour les trois mois suivants. Ainsi, ce n’est que le 30 novembre que nous connaîtrons la prévision saisonnière déterministe pour la saison hivernale de décembre 2023 à février 2024.
Les prévisions saisonnières probabilistes sont calculées à partir des relations statistiques entre les observations passées des températures de surface de la mer à travers les océans et les valeurs saisonnières de la température de l’air et des précipitations au Canada. Ces prévisions probabilistes, connues jusqu’à 12 mois à l’avance, suggèrent un hiver plus chaud que la moyenne à travers le Canada. Cela n’est pas surprenant, puisque tout au long de l’été 2023, les températures de surface de la mer ont été plus chaudes que la moyenne, non seulement dans l’océan Pacifique équatorial, mais dans presque tout l’océan Pacifique Nord et l’océan Atlantique Nord.
Les deux types de prévisions saisonnières donnent une vue d’ensemble des conditions météorologiques pour une saison entière, mais elles ne renseignent pas sur la trajectoire et l’ampleur des tempêtes individuelles qui frapperont le Canada cet automne et cet hiver. Pour se préparer adéquatement à d’éventuels événements météorologiques extrêmes, il faudra consulter régulièrement les prévisions météorologiques locales, qui sont de plus en plus fiables jusqu’à sept jours à l’avance.
El Niño et le réchauffement climatique
L’établissement de nouveaux records de température moyenne mondiale en 2023 est une conséquence du réchauffement climatique dû aux activités humaines brûlant des énergies fossiles ; c’est aussi une conséquence directe du retour du phénomène El Niño. Alors que les phénomènes La Niña ralentissent temporairement la hausse de la température moyenne mondiale, les phénomènes El Niño l’accélèrent temporairement.
Bien que le phénomène El Niño se produise assez fréquemment (tous les deux à sept ans), les épisodes forts impliquant une augmentation de la température des océans d’au moins 1,5 degré sont beaucoup plus rares. En 40 ans, il y en a eu trois, en 1982-1983, 1997-1998 et 2015-2016. Nous verrons probablement le quatrième cet hiver.
Après les nouveaux records de température moyenne mondiale établis en juin, juillet et août 2023, il ne sera donc pas surprenant de voir de nouveaux records de température moyenne mondiale mensuels battus d’ici la fin de l’hiver 2024. Nous observerons probablement également un nouveau record de température moyenne mondiale pour l’ensemble de l’année 2023.