L’anecdote a été racontée par l’écrivain Pierre Adrian et le journaliste Philibert Humm dans la postface de leur livre photo Roue (Bars, collection Hoëbeke, Gallimard, 2023). Même un peu enjolivée, c’est le genre d’histoire qui est faite pour se répéter. Un jour, au Bar des PTT de Lourdes, Monique, tenancière des lieux depuis quarante ans, a vu Guillaume Blot, un jeune photographe qui n’avait pas pris de photos ce jour-là, s’installer à son comptoir. Ils ont discuté une bonne heure et, à la nuit tombée, ce client un peu particulier a demandé s’il pouvait faire la grasse matinée. Le tenancier lui aurait répondu : « N’oubliez pas de claquer la porte en partant. » C’est la seule fois où Guillaume Blot a déroulé son sac de couchage et s’est allongé par terre entre les banquettes désertes et dans l’odeur si reconnaissable des vieux débits de boisson. Même cet été, alors qu’il travaillait sur une série sur les gargotes de bord de route, il a dormi dans son camion sur les parkings.
En 2015, le Nantais de 26 ans se lance dans la photographie documentaire avec une première série intitulée « Buvettes ». À l’époque, il travaille comme chroniqueur pour le Fooding Guide et constate qu’il manque des critiques de buvettes. Il part alors faire le tour des vendeurs de frites des stades du pays, principalement des stades de football. Des photos, des textes, beaucoup de kilomètres… ce premier projet l’occupe pendant quatre ans. En 2019, désormais habitué des cafés, il réalise à quel point il aime les scènes du quotidien qui se déroulent dans ces établissements et les histoires improbables des gens qu’il rencontre. Il entame une série de photographies intitulée « Rades ». « Mon idée était de documenter la France des bistrots, au vu du nombre décroissant de cafés dans le pays. Je n’ai pas de chiffres post-Covid, mais en 60 ans, on est passé de 200 000 IV [alcohol selling license] “Le nombre de licences avoisine les 40 000. Il sera très intéressant de voir comment les choses évoluent dans les années à venir, ne serait-ce que du point de vue photographique.”
Un chat qui paresse, des chiens en laisse, un perroquet, des tickets à gratter, un verre de vin blanc au comptoir, des blagues plus ou moins drôles, des pintes, un café vite vidé, des regards au loin, des rires, des cigarettes, des gens du coin, des gens de passage, des gens très âgés qui ne font pas leur âge, des jeunes qui font leur âge… Qu’est-ce qui fait qu’une rade est une rade ? « Son authenticité, répond Blot. Et elle ne peut venir que de l’âme des patrons et des habitués. Cela prend du temps. N’importe quel bar ne peut pas être une rade. Avoir une déco vintage ou une carafe Ricard ne suffit pas. »
Un petit rituel
Les « rades » sont aussi un genre à part entière, que les écrivains, les cinéastes, les photographes et les acteurs ont souvent exploité. En 1974, Georges Perec écrivait Une tentative d’épuisement d’un lieu à Paris (Christian Bourgois, 1983), dans lequel il a passé trois jours consécutifs à observer les gens depuis la terrasse d’un café de la place Saint-Sulpice. Cet automne, c’est Philippe Jaenada qui, en La désinvolture est une belle chose (La nonchalance est une belle chose, Mialet-Barrault Editeur), a emmené ses lecteurs dans une passionnante tournée de bistrots géographiques et historiques. L’an dernier, la réalisatrice Fanny Molins a porté au grand écran son immersion dans un café d’Arles dans Barreau de l’Atlantique, un film rempli de tendresse, joie et tristesse. Sur Instagram, l’humoriste Amandine Lourdel divertit ses 110 000 abonnés avec ses histoires de bar.
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