L’auteur est professeur de sciences politiques au Collège militaire royal et à l’Université Queen’s, à Kingston, en Ontario. Les recherches de ce spécialiste de la politique canadienne portent sur les langues officielles, le fédéralisme et la politique judiciaire.
La poussière retombe sur les résultats électoraux américains… et les stratèges canadiens peuvent déjà en tirer quelques réflexions. La mobilisation d’émotions puissantes comme l’anxiété et la colère a joué un rôle. Le rejet des politiques identitaires au profit également des questions de classe sociale.
Il faut se rendre à l’évidence : ici comme ailleurs, les gouvernements agissent de nos jours. Les électeurs sont de mauvaise humeur. À tort ou à raison, ils cherchent à punir ceux qui étaient à la tête de leurs pays respectifs pendant la crise du COVID-19 et à les tenir pour responsables de la poussée inflationniste qui a suivi.
La vie semble plus difficile aujourd’hui qu’il y a quatre ou cinq ans ; nous recherchons quelqu’un à blâmer pour le coût élevé de l’épicerie ou de l’hypothèque — même si, comparativement parlant, le Canada est sorti en bonne forme de la crise de la COVID, ayant réussi à éviter une récession. Pensons au progressiste-conservateur Blaine Higgs, qui a été mis à la porte au Nouveau-Brunswick, au néo-démocrate David Eby, qui a conservé de peu le pouvoir en Colombie-Britannique, ou encore à l’effondrement récent des gouvernements au Japon et en Allemagne.
Aux États-Unis, Kamala Harris n’a pas réussi à prendre suffisamment de distance avec l’héritage du président Biden et à convaincre l’électorat qu’elle gouvernerait différemment. En reconnaissant les difficultés des familles américaines de la classe moyenne et en promettant de « réparer » (par quels moyens, reste à voir) un système qui ne joue clairement pas en leur faveur, Donald Trump, de son côté, a su s’appuyer sur voire une veine politique profitable – celle de l’inquiétude populaire.
L’un des facteurs les plus déterminants du résultat du vote de la semaine dernière aux États-Unis a été le changement d’allégeance des électeurs de la classe moyenne, passant des Démocrates, leur habitat naturel, aux Républicains. À ce mouvement, on peut superposer une nette division selon le niveau d’éducation, les moins instruits ayant préféré Trump et les diplômés universitaires, Harris.
Cette division entre cols blancs et cols bleus est bien comprise par les conservateurs canadiens. Déjà, sous la direction d’Erin O’Toole, l’opposition officielle faisait les yeux doux aux dirigeants syndicaux, à commencer par ceux du secteur manufacturier. Une stratégie que l’on reconnaît aussi chez Doug Ford en Ontario : ce dernier a travaillé très fort pour arracher ce vote habituellement remporté au Nouveau Parti démocratique, il a parlé aux Ontariens qui « se lavent le soir plutôt que le matin ». En se concentrant sur ce type de rhétorique, ciblant particulièrement le vote rural et suburbain, Pierre Poilievre recueille déjà l’appui d’une partie importante de la population canadienne.
On a également vu, dans les résultats des élections américaines, la hausse du vote des hommes de moins de 30 ans.
Certains voient dans cette tendance un tournant des jeunes hommes contre le « wokisme », voire un retour des faveurs patriarcales après la saga #MeToo, inspirée en partie par Trump lui-même (qui se souvient du « attrape-les par la chatte » ?). L’attrait du mouvement masculiniste, très présent sur les réseaux sociaux à travers des influenceurs comme l’animateur de podcast Joe Rogan (qui a accueilli Donald Trump pendant la campagne), se ferait particulièrement sentir chez les jeunes hommes. Il s’agit d’un phénomène contre lequel le Canada est loin d’être à l’abri, comme en témoignent les protestations et les inquiétudes suscitées par certains rapports et documentaires récents.
Mais les sondages montrent que ce n’est pas seulement la colère face à un changement culturel remettant en question leur place dans la société qui a mobilisé les jeunes hommes. Leur sentiment d’anxiété économique aurait pris le pas sur les enjeux culturels, ce qui les aurait poussés à se tourner vers Donald Trump lors des dernières élections. Ce constat est également vrai pour les jeunes femmes, qui ont voté pour Trump en plus grand nombre qu’en 2020 – et ce, malgré l’arrêt Dobbs de la Cour suprême en 2022, qui a ouvert la porte à d’importantes restrictions autour de la santé reproductive des femmes dans plusieurs États. Cela montre que pour de nombreux Américains, l’économie passe avant l’accès à l’avortement.
Alors que l’on voit le Parti libéral du Canada souligner à chaque cycle électoral les relations troubles entre le Parti conservateur du Canada et les mouvements pro-vie, il y a fort à parier que ce n’est pas sur ces dossiers que le gouvernement sortant réussira à reconquérir le cœur d’un certain électorat.
Malgré les moqueries qu’ils suscitent auprès d’une certaine partie de la population (et peut-être même grâce à elle, « l’élite bien-pensante » étant devenue pour les conservateurs une cible de choix démontrant où situer une partie des problèmes du Canada), les slogans de Pierre Poilievre… ” axer l’impôt, construire les maisons, arrêter le crime » (abolir la taxe carbone, augmenter la construction de logements, lutter contre la criminalité) ou encore « tout est cassé » (tout est brisé), pour ne citer qu’eux – réveillent les mêmes sentiments de colère et d’anxiété qui ont permis à Donald Trump de récolter la victoire la semaine dernière. En se concentrant sur la base de la pyramide de Maslow – l’épicerie, le loyer, la sécurité – au détriment des enjeux symboliques ou culturels, il a montré qu’il avait saisi le l’air du temps politique actuelle.
Reste à voir si les libéraux sauront mettre en œuvre une contre-rhétorique suffisamment puissante, lors de la prochaine campagne, pour canaliser elle-même cette colère et cette anxiété de la population.