Si vous aimez les ouvrages anciens, et plus particulièrement les dictionnaires aux reliures impeccables, courez à la bibliothèque de l’Université de Montréal pour visiter l’exposition Pour l’amour des mots. Il présente les pièces les plus importantes de la collection de 200 livres anciens de Monique Cormier, professeure émérite au Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal.
« Les métalexicographes comme moi étudient la manière dont les lexicographes fabriquent leurs dictionnaires. Nous examinons leurs choix et leurs connexions, c’est-à-dire qui influence qui, qui emprunte quoi à qui », explique le chercheur aujourd’hui à la retraite.
Mais pourquoi avez-vous collectionné ces livres poussiéreux ? « Évidemment, on peut facilement trouver beaucoup de choses en ligne. Cela démocratise l’accès aux livres, mais on perd leur matérialité, qui reste fondamentale pour comprendre ce que représentaient ces œuvres à leur époque. Personnellement, j’ai besoin de les voir et de les toucher », dit-elle.
L’exposition, qui se déroule jusqu’au 23 décembre, présente les précieux documents derrière 18 vitrines.
L’œuvre méconnue d’Abel Boyer
C’est dans le cadre de ses recherches sur l’œuvre du grand lexicographe franco-britannique Abel Boyer que Monique Cormier a acquis ces livres anciens. Ce dernier publie en 1699 l’un des premiers dictionnaires bidirectionnels bilingues français-anglais/anglais-français, le Dictionnaire royal. En deux parties. Premièrement, le français et l’anglais. Deuxièmement, l’anglais et le français.
La chercheuse a découvert Abel Boyer un peu par hasard, alors qu’elle voulait mettre la main sur le Dictionnaire de l’Académie française lors d’une vente aux enchères. Cet ouvrage lui ayant échappé, elle se console en achetant l’édition de 1729 du Dictionnaire royal par Abel Boyer pour la somme de 40 dollars.
Ignorant tout d’Abel Boyer à l’époque, elle comprit plus tard que la chance lui avait souri. Selon L’Encyclopédie internationale de lexicographieBoyer est l’un des plus grands auteurs de dictionnaires de tous les temps : son ouvrage a fait l’objet de 43 éditions de 1699 à 1875. S’il est peu connu, c’est parce que la lexicographie bilingue est très peu étudiée. Monique Cormier y voit l’effet d’un certain patriotisme de la part des chercheurs tant britanniques que français, dont personne ne sait vraiment quoi faire de l’autre moitié du travail.
Abel Boyer, qui était un huguenot français, se réfugia en Angleterre en 1685, au moment de la révocation de l’Edit de Nantes, qui annulait la liberté de culte accordée aux protestants français. Boyer s’emploie rapidement à publier, à partir de 1699, un dictionnaire bilingue de grande qualité en deux volumes, suivi d’une version de poche, qui assure une plus large diffusion.
L’exposition présente donc les influences de Boyer, et celles qu’il a eues sur ses successeurs. « Le monde des lexicographes du XVIIe sièclee siècle était un petit monde avec de nombreuses connexions. Par exemple, Abel Boyer s’est beaucoup inspiré de la nomenclature des Dictionnaire de l’Académie françaisemais aussi ceux d’Antoine Furetière, César Richelet et Guy Miège. Et l’on sait qu’au siècle suivant, Samuel Johnson utilisa Boyer pour la nomenclature de son Dictionnaire de la langue anglaise, publié en 1755. La grande histoire de la lexicographie bilingue européenne reste à faire », estime Monique Cormier.
De son vivant, Abel Boyer a vu sept éditions de son Dictionnaire royal de 1699 à 1729, dont deux éditions légitimes et cinq éditions pirates hollandaises ou lyonnaises. L’exposition en présente quelques-uns. « Lorsqu’un imprimeur hollandais ou lyonnais publiait le dictionnaire Boyer, son auteur ne touchait pas de redevances. Il s’en plaignait d’ailleurs beaucoup», ajoute le professeur.
Autres bijoux
Outre diverses versions et éditions de l’œuvre d’Abel Boyer, l’exposition présente d’autres belles pièces de collection, comme cette réédition duHistoire de l’Académie françaisepublié en 1772, par Paul Pellisson-Fontanier, ou le Dictionnaire des dictionnaires par Paul Guérin, dont la deuxième édition de 1895 contenait les premiers canadianismes à apparaître expressément dans un dictionnaire français.
Sans être moi-même collectionneur, j’ai toujours été un peu bibliophile, et j’ai rapidement identifié mes coups de coeur dans le lot. J’aimerais donc pouvoir feuilleter le Dictionnaire du français barbare (Dictionnaire du français barbare), de Guy Miège, publié en 1679. Le mot “barbare” désigne ici des mots obsolètes ou provinciaux tirés d’un des premiers dictionnaires français-anglais, qui remonte à 1611, celui de Randle Cotgrave, Un dictionnaire des langues française et anglaise (Un dictionnaire des langues française et anglaise).
Mon deuxième favori : un très rare exemplaire de revue de la septième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1878) ayant appartenu à l’académicien Joseph Bertrand. Il apparaît avec des pages de dictionnaire à droite, des pages blanches à gauche pour les notes de l’académicien… qui avait visiblement autre chose à faire, puisqu’il n’y a pas de notes là-bas !
Un appel aux collectionneurs
L’exposition présente également le travail de Monique Cormier. On y retrouve aussi bien les carnets manuscrits de la chercheuse que les dédicaces très personnelles du grand lexicographe français Alain Rey, ainsi que les ouvrages qu’elle a publiés sur le Larousse, LE Robert et lexicographie québécoise.
En entrevue, Monique Cormier m’a confié qu’elle avait bâti sa collection en collaboration avec la bibliothèque de l’Université de Montréal, en acquérant des ouvrages qu’elle savait que l’établissement ne détenait pas. Après sa retraite et sa décision de déménager dans une maison plus petite, Monique Cormier refuse de disperser sa collection en la vendant en morceaux et choisit de donner le tout à l’Université de Montréal. « Une collection n’a de sens que lorsqu’elle est rassemblée autour d’un projet », explique le chercheur, désormais rassuré que l’ensemble soit déjà catalogué et surtout conservé dans son intégralité dans un environnement à humidité contrôlée, ce qui n’était pas le cas. je ne peux pas le faire à la maison.
Cette exposition se veut également un appel aux collectionneurs bibliophiles. Monique Cormier soupçonne qu’elle n’est pas la seule chercheuse universitaire à avoir amassé des travaux savants sur un sujet précis. Pour elle, il s’agissait de lexicographie, mais pour d’autres, ce serait la musique, la science ou l’électronique. Ces collections sont toutes potentiellement importantes. Cela vaut la peine de contacter la bibliothèque sonore alma mater d’arpenter le terrain quant à l’intérêt que représente cette collection et de prendre les mesures nécessaires pour la protéger.
« En tant que chercheur universitaire, j’ai grandement bénéficié de mon accès à la fantastique collection de dictionnaires anciens de l’Université d’Indiana, à laquelle je suis retourné à deux reprises. Quant à ma collection, elle inspirera peut-être de nouvelles recherches. »