Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre une muse. Car c’est le titre officiel donné à Sylvie Léonard au générique deUn gars, une filledepuis la toute première diffusion, le 1euh Mai 1997. En 2023, à la surprise générale, la série télévisée reprend du service. La muse aussi. Douze nouvelles émissions débarquent en janvier sur TOU.TV EXTRA. Les enfants — un gars, Charles, connaisseur et immature ; une fille, Camille, bizarre et manifestant – ont grandi et ont quitté le nid. Sylvie et Guy, les parents sexagénaires, ont troqué la banlieue verte contre les cornets oranges. « Wokisme » oblige, « iel » et drag queens s’invitent dans leur univers cisgenre normatif. Bref, tout a changé.
La muse a bien joué son rôle. De plus, ceci emploi l’insolite pique la curiosité, et tout le monde lui en parle. Moi inclus. Cela ne l’amuse pas vraiment.
— Je n’avais jamais rencontré de muse.
— [Longue hésitation, petit soupir] gars [A. Lepage] m’a proposé de mettre ce nom au générique dès le début, parce que je le fais rire — j’ai l’air sérieux comme ça, mais en privé, je suis un peu plus fou. Et aussi parce que je l’ai beaucoup inspiré pour créer ce couple. Dans ce contexte, c’est correct. Mais ça a pris des proportions du genre : “OK, toi, Sylvie, tu ne fais rien, tu es comme ça”. [elle adopte la pose d’une vestale, le regard porté vers l’horizon] et vous l’inspirez. »
Il est 17 heures, le restaurant vient d’ouvrir ses portes, nous sommes les seuls clients, donc personne ne se demande pourquoi diable Sylvie Léonard se prend pour une statue. Pour cette rencontre, elle a suggéré Lou Nissart, un restaurant réputé du Vieux-Longueuil et presque une annexe de sa propre salle à manger, située à deux pas. Dans ces lieux sans prétention qui sentent bon la Provence et où elle a fêté plus d’un anniversaire, l’actrice n’est pas qu’une habituée, et surtout pas une étoile de passage. Elle est simplement Sylvie. Une amie dont les goûts n’ont plus de secret pour Josée, la propriétaire, qui nous sert un excellent vin blanc élaboré à l’ancienne entre Toulouse et Méditerranée, au Domaine Pierre Cros.
Sylvie Léonard n’a jamais été friande d’interviews et ne s’en cache pas, les accepte au compte-goutte, pèse chaque mot et maudit les réseaux sociaux. Au deuxième verre, après une heure à jauger son homologue, elle baissera sa garde, laissant échapper quelques bribes de son histoire familiale. Sur sa tante Huguette Uguay, Madame Bec-Sec à La boîte surpriseune émission pour enfants des années 1960 : « Une actrice qui s’est imposée comme professeur de diction. Sa méthode est toujours enseignée au Conservatoire. » Sur sa cousine Marie Uguay, poète de talent décédée à 26 ans : « Nées la même année, nous nous appelions presque sœurs. Elle écrivait tout le temps. » Sur la danse et le théâtre, deux passions de jeunesse, et sur son choix réfléchi d’embrasser la seconde, consciente qu’une carrière sur pointes durerait moins longtemps que sur scène.
Mine de rien, Sylvie Léonard mène sa barque sans interruption depuis ses débuts dans le feuilleton mythique Rue des Gablesil y a presque un demi-siècle. «J’ai 69 ans. Entre 50 et 60 ans, je ne voulais pas parler de mon âge, j’en étais incapable. Mais j’ai évolué. Si nous voulons nous entraider en tant que femmes, en tant que féministes, cela ne nous rend pas service de le cacher. Alors, schnoutte, dis-je. »
À la télé, elle est passée de la benjamine d’une famille de huit personnes, préférée de Pépère (Jean Duceppe), à Terre humaine (1978-1984), à la mère du personnage incarné par Éric Bruneau dans Virage : Double faute (2023). Moins sollicitée par le cinéma, l’actrice a néanmoins vécu Cannes en 2007 au bras de Marc Labrèche, son partenaire dans Âges sombresde Denys Arcand, prévu en clôture du festival, devant un public réunissant Alain Delon et Jane Fonda. « En même temps, je filmais Les sœurs Elliot à la TVA… »
Pour Sylvie Léonard, les sirènes de la Croisette ne valent pas la peine de trébucher sur les atouts méconnus d’une salle de répétition. « Trois mois de travail et de recherche, c’est trois mois de bonheur. Le théâtre est ma vie. » Femme savante à Molière, ingénue à Marivaux, duchesse d’York au Théâtre du Nouveau Monde, Jackie Kennedy à Espace Go, mère infanticide, bourgeoise russe… « Tous ces rôles, surtout au théâtre, parce qu’ils ont une essence, je peux allez les rechercher et les interpréter, car je les ai créés. Fleurette, une personne déficiente intellectuelle Ti-Jésus bonjourpar Jean Frigon, en 1977 au TNM ? Elle est là [elle pointe son corps]. Jackie ? » Sa posture change, sa voix se modifie, c’est très subtil, et elle récite des extraits du texte d’Elfriede Jelinek, auteure prix Nobel : « Le costume rose… les coutures qui enveloppent mon corps, comme des sculptures, mon corps est comme un outil… » Elle se dit « très, très fière » d’avoir relevé cet énorme défi – un long monologue de 27 pages sans ponctuation. Sa performance lui a valu le prix de l’Association québécoise du théâtre. Critiques dans la catégorie Interprétation féminine – Montréal (2011).
Mais c’est avec Sylvie, une brune de 35 ans typique du Plateau-Mont-Royal, accro au magasinage et rêvant de mariage, amoureuse d’un certain Guy, amateur de sport et écolière, que ceux qui croisent son associé elle avec. dans la rue, ou la voir assise chez Lou Nissart.
« Sylvie, je la joue telle que je l’ai créée. Elle est ma création, pas celle d’un auteur. Récemment, quelqu’un m’a dit : “Ah oui, tu as auditionné pour le rôle de Sylvie.” Eh bien, voyons ! » Aujourd’hui encore, estime-t-elle, pour beaucoup de personnes, Un gars, une fille doit son origine à Guy A. Lepage « tout seul. Mais ce n’est pas du tout ça.
La confusion s’explique. Sur les 15 DVD lancés en 2003 et regroupant les 130 épisodes de la série (1997-2003), la mention est claire : idée et conception originales : Guy A. Lepage. La personnalité très forte du « mec » et son omniprésence médiatique contribuent sûrement à perpétuer cette incompréhension qui agace profondément la « fille ». Mais qui n’a rien à voir avec son « âme sœur, un homme foncièrement loyal et juste », souligne-t-elle à grands traits.
« Je l’ai dit je ne sais combien de fois : oui, Guy c’est le capitaine, le dessinateur, celui qui écrit au moins la moitié des textes, mais ce n’est pas lui qui m’a appelé pour jouer dans Un gars, une fille. C’est quelque chose qui est né de nous, de notre amitié. Depuis le début, j’ai apporté beaucoup d’idées et de textes. J’improvise. Si Guy était une femme, nous serions un peu plus égaux. Souvent, quand on me pose une question, elle commence par « Guy ». Je suis désolé, mais il y a un parti pris là-dedans. »
Sylvie Léonard était là à toutes les étapes : quand les capsules de scènes de vie conjugale ont été insérés dans un talk-show (Besoin d’amour1995-1996) animé par Guy A. Lepage à TQS (l’ancêtre de Noovo), puis collecté par le producteur de l’époque (Jean Bissonnette) et finalement soumis à Radio-Canada, qui s’est dit : « Pourquoi pas ? »
Les critiques étaient sceptiques quant à l’avenir de ce nouveau produit. « Ah oui ? » dit l’actrice, surprise. Pendant qu’elle déguste son tartare de saumon à la coriandre, je lui lis de succulents passages de l’article publié le 19 avril 1997 dans Devoir : « Les gags sont souvent trop prévisibles. […] C’est au niveau des textes que se situe le problème ! Cela devrait être retravaillé! Trop vulgaire aussi. […] Un gars, une fille n’est pas la trouvaille du siècle pour Radio-Canada, pas sous sa forme actuelle. »
« Charmant », répond Sylvie, affichant un air content, comme ceux qui n’ont plus rien à prouver et profitent de l’aubaine, comme dans la très juste expression « rire jusqu’à la banque “. Format scripté le plus adapté au monde (39 versions au compteur, et ce n’est pas fini), Un gars, une fille fait de Guy A. Lepage l’un des rares artistes québécois à l’abri du besoin, de son propre aveu, réitéré au fil des années. Et son acolyte ? « J’ai mon droit d’auteur, je suis reconnu, sans entrer dans les détails, car c’est très personnel, mais j’ai ma place. »
En 2022, Netflix France a diffusé la version française deUn gars, une fille (1999-2003), avec Jean Dujardin et Alexandra Lamy, deux décennies après la fin de la série devenue culte et aux records d’audience inégalés. Une sortie de naphtaline accueillie avec tiédeur, comme sur France Inter : « Les sketches ont vieilli, les codes de la comédie ont changé. […] Nous n’avons pas vraiment envie d’entendre une énième blague sur les belles-mères ou la Saint-Valentin. ” Et Le nouvel Obs pour enfoncer le clou : « Peut-on imaginer aujourd’hui le personnage principal d’une sitcom divaguant, comme Jean, sur les femmes qui ne sont bonnes qu’à faire le ménage ? »
Dans l’un des premiers épisodes deUn gars, une fille (Québec), lors d’un dîner, Guy traite de « fif » un homme qui préfère la cuisine au hockey, et Sylvie, habituellement prompte à réagir, baisse les yeux, gênée. Ce type de réflexion, même au second degré, passerait-il désormais comme une lettre à la poste ?
— Oui et non. Parfois, je regarde de vieilles émissions, et si les choses ont vieilli, rien ne me fait dire : « Oh garçondonc c’est vraiment épais ! » Si ça marche toujours aussi bien, avec les couvertures et ailleurs dans le monde, c’est parce qu’il y a quelque chose d’universel dans le sujet, comme la quête d’autonomie de Sylvie, la question de l’argent dans le couple…
— On a parfois jugé Sylvie, la trouvant un peu, euh, comment dire… nounou. Quelqu’un va vers le sud et mentionne des variations de l’indice NASDAQ ? Elle comprend les UV et répond qu’on peut s’en protéger avec de la crème solaire. Et dans un des nouveaux épisodes, Guy lui fait avaler, devant un ami noir, qu’on ne dit plus « vinaigre », mais « vinoir »…
— Sylvie ressemble peut-être à une nounou, mais ce n’est pas le cas. C’est un archétype. Je voulais qu’elle ait le côté ludique des filles spontanées, maladroites, mais qui ont du cœur.
En 2022, lorsque l’idée de reprendre le flambeau lui a été soumise par le « mec », la « fille » a immédiatement pris le train. « Ce couple existe toujours, non pas dans la vie, mais dans notre complicité. On s’est envoyé des idées, Guy a tout présenté à Radio-Canada qui a commandé quatre émissions. Nous avons tout décidé ensemble. » Comme avant. Les retrouvailles ont cartonné au printemps 2023 : un million de téléspectateurs. D’autres demi-heures ont suivi, puis finalement 12. Y aura-t-il d’autres épisodes ? «J’ai de l’espoir. » En tout cas, l’égérie est prête.