Les auteurs sont tous deux membres du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France.
Dans les colonnes des journaux, à la tête de nombreuses entreprises, parmi les organismes gouvernementaux, au sein de nombreux syndicats, sur les plateaux de télévision : les cornes d’abondance sont là, parmi nous. Partout.
Mais si vous ne le savez pas, ce n’est pas à cause d’un quelconque complot de leur part. D’ailleurs, la plupart des cornucopiens ne savent pas qu’ils en sont et, qui sait, peut-être en êtes-vous un vous-même sans le savoir ! Car ce terme, qui n’est pas nouveau, est très peu utilisé dans le monde francophone. Qu’est-ce que c’est ?
Tirant son étymologie du mythe de la corne d’abondance (forces de corne en latin), le cornucopianisme se construit autour de cette idée centrale, merveilleusement résumée par l’économiste Julian Simon (1932-1998), l’un des principaux auteurs cornucopiens, selon laquelle toutes les limites naturelles peuvent être repoussées en mobilisant une ressource suprême et inépuisable : le génie humain. Le cornucopianisme désigne ainsi un courant de pensée, omniprésent à droite comme à gauche de l’échiquier politique, qui considère la technologie comme la solution absolue aux problèmes environnementaux.
Qu’il s’agisse d’Elon Musk, qui envisage de coloniser Mars pour quitter une planète devenue inhabitable, ou du prince saoudien Mohammed ben Salmane, pour qui les technologies de stockage du CO2 Que ce soit le président américain Donald Trump qui laisse sa monarchie pétrolière atteindre la neutralité carbone, ou encore Emmanuel Macron qui investit des milliards dans l’aviation décarbonée (pour l’instant très chimérique), les exemples de propos cyniques ne manquent pas dans l’actualité. Mais où trouvent-ils leurs racines ?
Une école de pensée qui prospère parmi les économistes
On attribue généralement à l’économiste américain Kenneth Boulding (1910-1993) cette célèbre citation :
« Pour croire qu’une croissance matérielle infinie est possible sur une planète finie, il faut être soit fou, soit économiste. »
En fait, si les Cornucopiens ne sont pas forcément fous, la genèse de leur pensée doit beaucoup aux théoriciens de l’économie moderne.
Lorsque, dans un célèbre essai de 1798, l’économiste et ecclésiastique Thomas Malthus avança l’idée que les ressources naturelles étaient un facteur limitant de l’expansion, la réaction de ses collègues économistes fut immédiate. Pour eux, ce n’étaient pas les ressources qui étaient limitées, mais notre capacité à les exploiter. Friedrich Engels, futur théoricien du communisme, écrivait par exemple :
« La productivité du sol peut être augmentée indéfiniment par la mobilisation du capital, du travail et de la science. »
Après tout, demande Engels, « qu’est-ce qui est impossible à la science ? »
Cette façon de penser, déjà largement présente chez certains philosophes des Lumières comme René Descartes ou Francis Bacon, sera développée et affinée par les économistes tout au long du XIXe siècle.et et 20et siècles. Ils furent rapidement convaincus que les deux principaux facteurs de production, à savoir le capital et le travail, étaient substituables.
Grâce au progrès technique, par exemple, il est possible de remplacer le travail humain par du capital technique, c’est-à-dire par des machines. Dans l’esprit des économistes, qui ont progressivement réduit la nature à une sous-catégorie du capital, le même raisonnement peut être appliqué au capital naturel : il « suffit » de le remplacer par du capital artificiel.
La magie de la substitution : comment la croissance pourrait devenir éternelle
Cette idée paraît d’autant plus séduisante aux économistes que, sur le papier, elle permet de rendre la croissance éternelle. Après tout, si une partie du capital artificiel remplace le capital naturel dégradé, alors le stock de capital « total » peut augmenter indéfiniment. C’est mathématique. Mais dans la vie réelle, comment une telle substitution peut-elle être réalisée ?
Comme l’avait prévu Engels, un facteur supplémentaire doit être introduit dans les équations économiques : la technologie. Deux types de leviers sont principalement envisagés pour repousser les limites naturelles.
La première consiste à intensifier l’exploitation des ressources afin d’accroître leur disponibilité. C’est typiquement ce qui s’est produit dans les années 2000 avec l’émergence de la fracturation hydraulique, qui a permis d’accéder à des combustibles fossiles (gaz et pétrole de schiste) jusque-là inexploitables. Grâce à la technologie, la quantité de ressources accessibles a donc augmenté. Qu’il s’agisse de combustibles fossiles, de ressources minérales ou de biomasse, les exemples de ce type d’intensification sont légion depuis le début de la révolution industrielle.
Le deuxième levier consiste à remplacer une ressource par une autre. Pour prendre l’exemple des énergies fossiles, chacun comprend que, quel que soit le degré d’intensification de leur exploitation, elles finiront par s’épuiser. La substitution consiste donc à assurer le relais en remplaçant les énergies fossiles par une autre forme d’énergie qui, entre-temps, aura été rendue plus facilement accessible grâce, là encore, au progrès technique. Les économistes dominants des années 1970, par exemple, misaient beaucoup sur des technologies de rupture comme la fission nucléaire pour remplacer les énergies fossiles.
De la théorie à la pratique : quelques failles dans le raisonnement cornucopien
Les Cornucopiens ont-ils raison ?
Il faut d’abord reconnaître quelques-uns de leurs succès. L’épuisement des ressources naturelles, tant redouté depuis le début du XIXe siècle,et Le siècle qui vient de s’achever ne s’est pas produit au cours des 200 prochaines années. Comme ils l’avaient prédit, une partie des revenus tirés de l’exploitation des ressources naturelles a été investie dans la recherche et le développement, ce qui a considérablement accru notre capacité à exploiter la nature.
En revanche, si le levier de l’intensification a fonctionné à merveille, celui du « remplacement » a jusqu’à présent échoué. Comme le notent certains historiens de l’environnement, les ressources nouvellement exploitées se sont en réalité toujours ajoutées aux précédentes. Et rien ne prouve que la substitution souhaitée puisse jamais se produire, notamment en ce qui concerne les énergies fossiles. L’énergie nucléaire, dont les économistes des années 1970 espéraient qu’elle remplacerait les énergies fossiles dans la première moitié du XXIe siècle,et siècle, ne représente que 4 % de l’énergie primaire consommée dans le monde, et sa part est en baisse depuis une trentaine d’années.
Finalement, le raisonnement cornucopien bute aujourd’hui sur une conséquence paradoxale de son propre succès. En intensifiant la production de ressources naturelles, la civilisation industrielle a généré des flux de matière et d’énergie qui se sont souvent révélés bien supérieurs à ce que les écosystèmes pouvaient assimiler. Le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité, l’acidification des océans, l’omniprésence de polluants toxiques dans notre environnement, la perturbation des cycles biogéochimiques sont autant de conséquences directes de l’intensification de l’exploitation de la nature.
Pourtant, pour faire face au défi inédit posé par ces nouvelles limites planétaires, les cornucopiens continuent de mobiliser les mêmes recettes fondées sur la course en avant technologique. Cette fois, la substitution consisterait à réparer ou à remplacer des services écologiques que la nature ne parvient plus à maintenir. Qu’il s’agisse de remplacer les insectes pollinisateurs par des robots, d’opacifier l’atmosphère pour contrer le réchauffement climatique ou de capter le carbone atmosphérique afin de le réinjecter dans la lithosphère, les cornucopiens ne manquent pas d’idées. Même si, jusqu’ici, elles restent très hypothétiques.
Une nouvelle forme de « conservatisme technologique » ?
En période d’urgence écologique et climatique, la pensée cornucopienne est-elle encore d’actualité ? On peut en douter. Mais alors, pourquoi est-elle si présente chez les décideurs politiques et économiques ?
Peut-être tout simplement parce que la pensée cornucopienne a cet immense mérite : en prétendant prolonger la domination humaine sur la nature par la technologie, elle permet à ses défenseurs d’éviter de débattre des conditions sociales, culturelles, économiques et politiques qui nous permettraient de nous réconcilier avec les limites planétaires. Cet optimisme technologique est d’ailleurs l’une des 12 excuses énumérées par l’Université de Cambridge pour repousser l’action sur le changement climatique. Pour paraphraser et détourner un slogan écologiste, il semble que le plus important pour les cornucopiens soit bien ceci : « Ne changez pas le système, même si cela signifie changer le climat. »