La scène remonte à quelques années. S’agissait-il d’un budget du gouvernement déposé ou d’un autre sujet financier dans l’actualité du jour, mais au journal télévisé du soir, c’était une question d’argent, avec trois personnalités expertes pour en discuter.
Il m’a fallu un moment pour réaliser pleinement qu’il s’agissait de trois femmes – et j’étais reconnaissante pour ce retard. Il voulait dire que c’était uniquement par la solidité de leurs propos que ces spécialistes retenaient mon attention.
Il est à noter que la quête de « la » femme à avoir dans un panel ne m’a jamais rebuté. Au contraire ! Depuis mes débuts professionnels en tant que chercheur pour les émissions de télévision, j’en étais obsédé. Tout ce qu’il faut pour en trouver un ! C’était mon credo féministe.
Cependant, il était difficile de convaincre même les meilleures femmes de s’exprimer publiquement. C’est pourquoi, lorsque vint mon tour d’être appelée à commenter l’actualité, j’ai décidé de dire oui à tout, même si cela signifiait n’être que la femme alibi du panel. Mon nouveau credo : la gent féminine doit être vue pour qu’un jour elle ne puisse plus être remarquée.
D’où mon contentement devant les invités du journal télévisé. Un pas a été franchi : ces femmes étaient là pour leurs compétences et elles avaient suffisamment de confiance en elles pour jouer le jeu. De l’alibi, ou de l’exception, on est passé à la banalité de qui connaît son métier, sans égard au sexe.
J’ai eu la même agréable surprise samedi dernier en lisant dans La presse la liste des parlementaires de l’année, choisie par leurs pairs – un exercice que le quotidien mène depuis 2016 avec les députés de l’Assemblée nationale.
C’est parce que les légendes des photos nous invitaient à voir cela que je me suis rendu compte que sur les sept élus qui se démarquent, trois sont d’origine marocaine et deux ont des racines haïtiennes. En soi, cela ne m’a pas frappé. Tout ce qui m’intéressait, c’était l’argumentation expliquant pourquoi la députée libérale Marwah Rizqy était la parlementaire de l’année ou ce qui faisait de Lionel Carmant le ministre le plus populaire.
Or, dans les raisons évoquées, on ne sentait ni les injonctions du wokisme, ni le résultat de la culpabilité des privilégiés blancs, ni la recherche de personnages alibis. Il s’agissait simplement d’élus québécois appréciés par leurs collègues pour leurs qualités.
J’ai ainsi mieux compris pourquoi les propos d’Haroun Bouazzi avaient tant choqué l’Assemblée nationale. Dans ce lieu où le député solidaire voit la construction de l’Autre, dangereux et inférieur, affluent les Québécois non seulement de tous horizons, mais dont les mérites sont reconnus, peu importe leur sexe ou leurs origines.
C’est une grande victoire du vivre ensemble, notamment dans une société qui, il y a encore quelques décennies, était encore très homogène. Des « autres » figures émergent peu à peu, à commencer par la Révolution tranquille. Et l’exception d’hier est devenue la normalité d’aujourd’hui.
Malheureusement, nous sommes dans une époque de colère et de divisions, que certains prennent un grand plaisir à cultiver. A droite, il s’agit de retourner les citoyens contre les institutions, ce qui nous ramène à la loi de la jungle : que chacun veille à sa survie et que les plus forts survivent. Dans ce monde, Elon Musk est un dieu.
A gauche, il s’agit plutôt de cultiver la méfiance entre les nouvelles tribus du XXIee siècle, construit selon la couleur, ou le genre, ou les préférences sexuelles… Mais jamais selon la classe sociale ou la langue ! Dans ce monde, Dieu parle anglais et peut être riche comme Crésus, car ce qui compte c’est qu’il soit noir, musulman, trans…
L’organisation Shake La Cabane, qui se présente sur Facebook comme un organisateur d’événements, est peut-être toute petite, mais elle est l’exemple le plus récent de ce plaidoyer pour l’inclusion par la pratique du rejet.
Premièrement, tant sur Facebook que dans ses publicités, elle annonce ses activités en anglais. Cependant, l’adresse du groupe est située dans l’arrondissement montréalais Rosemont–La Petite-Patrie, caractérisé par sa longue histoire francophone. Quelle horreur s’il fallait se contenter d’en tenir compte ! Et tant pis pour l’humeur de la majorité.
Ensuite, l’organisation propose une activité de danse où les exclus du dogme de la diversité devraient payer plus cher : le ticket d’entrée coûterait 10 dollars de plus pour les blancs que pour les noirs, les indigènes ou les personnes de couleur adultes. Le tout sous prétexte de souhaiter la bienvenue à tout le monde !
Finalement, il n’y a eu aucune dispute à la porte pour mesurer le degré de blancheur des participants. L’activité a en effet été annulée, non pas parce qu’elle était scandaleusement stupide, mais parce qu’elle suscitait trop de « haine et d’incompréhension », a expliqué Shake La Cabane sur son fil FB.
La note se terminait même par une réprimande à l’adresse de la communauté : « Ils ne peuvent pas garder une bonne chose ! » dit la laborieuse traduction du texte original. Comme on s’en doute, ce « ils » est de couleur très blanche, puisque les Autres, sanctifiés, ne peuvent évidemment pas pécher ainsi.
Cette histoire illustre bien ce qui se passe dans des milieux qui se croient à la pointe de la bienveillance. Au lieu de rechercher l’harmonie, on réduit chacun aux apparences en les associant à des stéréotypes : le Blanc est forcément riche, n’est-ce pas… Et tout doute est exclu quand on a le monopole de la bonne conduite.
Ce n’est pas grave s’il ne s’agit que d’erreurs dans la lutte contre les inégalités. Mais la nouvelle source de cette lutte repose en fait sur une condescendance inavouée à l’égard de l’Autre, maintenu enfermé dans son destin de victime du système – depuis l’attribution d’un poste jusqu’à l’entrée dans un faire la fête.
Elle repose également sur le mépris d’une société si paisible qu’elle peut être accusée de tous les maux. Le Québec sait garder ses arrières : ce n’est pas ici qu’on va déclencher une guerre de désaccord social ! Alors certains en profitent.
Il n’en demeure pas moins qu’en ce moment, la « diversité » fait son petit chemin. Peut-être que les fanatiques de l’inclusion finiront par comprendre que s’il fallait voter pour le Québécois le plus sympathique de l’année, un Boucar Diouf aurait de bonnes chances de l’emporter. Et ce ne serait même pas exceptionnel, juste normal.