Le monde politique a l’habitude d’exagérer le sens de certains événements. Mais c’est bien une bombe politique que Chrystia Freeland a lâchée sur Ottawa lundi matin. Et elle a veillé à ce que cela ait le plus grand effet possible, notamment pour l’avenir de Justin Trudeau.
La ministre des Finances et numéro 2 du gouvernement Trudeau savait très bien la portée symbolique qu’aurait une démission quelques heures avant la présentation de son énoncé économique. Avec le budget, c’est l’un des deux jours de l’année où tous les regards sont forcément tournés vers elle.
En soi, le geste était déjà sérieux. Mais pour assurer son impact, l’ancienne journaliste a aussi écrit une lettre percutante qui place sa sortie du conseil des ministres au panthéon des claquements de portes les plus spectaculaires de l’histoire politique canadienne.
Si Justin Trudeau pensait pouvoir retirer Chrystia Freeland de son poste (peut-être pour laisser la place à Mark Carney) sans qu’elle réagisse, c’est un échec extraordinaire. Le Premier ministre vient plutôt d’écrire le chapitre le plus dramatique du scénario de la fin de son règne.
Pensait-il vraiment qu’annoncer une rétrogradation à son ministre des Finances trois jours avant la présentation d’une déclaration économique (tout en lui demandant de défendre publiquement cette déclaration) fonctionnerait ?
La rumeur court que Justin Trudeau aurait proposé à Chrystia Freeland un nouveau ministère sans portefeuille en charge de la relation canado-américaine. La vice-première ministre a bien compris le sens de ce que le premier ministre lui offrait : une mise de côté humiliante. Et elle a réagi de manière saisissante, en visant directement la jugulaire de son ex-alliée.
D’une part, le geste de Chrystia Freeland a enlevé de facto toute crédibilité politique à un énoncé économique qu’elle n’a donc pas souhaité lire et présenter aux Canadiens. Mais cela a aussi compliqué la tâche du premier ministre dans le recrutement de son successeur : le fait que ce soit son fidèle ami Dominic Leblanc – un homme politique habile, mais sans référence économique – qui hérite du poste en dit long sur l’attrait de la fonction dans les rangs libéraux. .
La lettre de Chrystia Freeland expose des divergences d’opinions avec Justin Trudeau qui alimentent la rhétorique de ses opposants politiques, selon laquelle le premier ministre libéral aurait perdu le contrôle des finances du pays, ainsi que celui de son propre parti. Lorsque le chef conservateur Pierre Poilievre parle de « chaos », il n’exagère pas, pour une fois.
En dénonçant les « gadgets politiques coûteux » de Justin Trudeau — une référence claire au congé de deux mois de la TPS sur plusieurs produits comme les chips et la volonté d’offrir un chèque de 250 $ à pratiquement tous les Canadiens —, Chrystia Freeland est d’accord avec tous ceux, nombreux, qui ont salué ces deux mesures sont des exemples flagrants d’opportunisme, d’électoralisme et de populisme.
Lorsqu’elle écrit que les Canadiens « savent quand on travaille pour eux, et quand on se concentre sur nous-mêmes », elle soutient la thèse selon laquelle Justin Trudeau cherchait avant tout à sauver sa peau politique en dépensant quelque six milliards pour offrir ce congé fiscal et ces cadeaux. certificats.
On peut noter qu’elle a elle-même d’abord défendu lesdites mesures, même si elle ne les a pas approuvées, et qu’elle ne les a condamnées qu’après son déclassement ministériel, mais bon…
Pour Chrystia Freeland, l’approche de Justin Trudeau serait dangereuse, à l’heure où le Canada devrait « préserver [sa] capacité fiscale » pour pouvoir répondre à une guerre tarifaire contre les États-Unis de Donald Trump. « Nous devons prendre cette menace au sérieux », rappelle-t-elle, soulignant que les tentatives du premier ministre pour séduire les électeurs à l’approche de Noël « font douter les Canadiens que nous reconnaissons la gravité de ce moment ». Sa sortie tonitruante de la scène souligne à quel point le Canada abordera ces « négociations » avec le président élu en position de faiblesse stratégique, avec un gouvernement en fin de mandat, et en pleine rébellion interne.
Justin Trudeau sort de cette incroyable journée plus abîmé que jamais. Ce serait une chose si seulement la vice-première ministre le critiquait, elle qui se positionne clairement pour la course à la direction du Parti libéral du Canada. Car, au-delà des attaques contre Justin Trudeau, sa lettre sent aussi une tentative de réhabilitation par rapport à un bilan budgétaire désastreux ; l’énoncé économique finalement déposé en fin de journée lundi montre que le déficit fédéral était 50% plus élevé que prévu en 2023-24…
Mais il y a tout le reste. Ces « mutins » anonymes qui réclament depuis plusieurs semaines la démission de leur chef. Ces nombreux ministres qui ont déjà annoncé qu’ils ne seraient pas aux prochaines élections, alors qu’ils ne sont pas déjà partis. Le Bloc québécois et le Parti conservateur, qui réclament des élections le plus rapidement possible. Le Nouveau Parti démocratique, ancien partenaire du gouvernement Trudeau, qui réclame désormais la démission du premier ministre, sans toutefois dire clairement qu’il votera en faveur d’une motion de censure pour faire tomber le gouvernement Trudeau. Le chef du NPD, Jagmeet Singh, a donné l’impression lundi de vouloir laisser au premier ministre le soin de prendre une décision.
Il y a aussi ces sondages, qui accusent un retard d’environ 20 points sur les libéraux par rapport aux conservateurs. La tendance est forte et rien n’indique qu’elle pourrait changer. Ses admirateurs aiment souligner que Justin Trudeau est un boxeur (amateur), qu’il est meilleur quand il est sur les câbles, qu’il sait s’y prendre, etc. Mais tout combat de boxe a quand même une limite, et on semble se rapprocher dangereusement de celui de cette législature.
Pour le Premier ministre, qui ne donne aucun signe de vouloir démissionner à court terme, les options commencent à se raréfier. Pour gagner du temps, le plus simple serait de demander au gouverneur général de proroger le Parlement — une pause dans les activités parlementaires le temps de procéder à un remaniement ministériel, la rédaction d’un discours du Trône et la rédaction d’un budget, qui fixerait essentiellement les table pour une campagne électorale à la fin de l’hiver. Prolongation qui pourrait aussi permettre à Justin Trudeau un moment de réflexion pour répondre à une question reprise lundi : peut-il vraiment rester en fonction ?