Aujourd’hui président-directeur général de la Fondation du Grand Montréal, Karel Mayrand est depuis 25 ans un observateur privilégié des enjeux environnementaux.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2018, le gouvernement de François Legault cultive l’ambition de combler l’écart de richesse entre le Québec et l’Ontario. Ce rattrapage économique s’appuie sur les avantages comparatifs du Québec : une électricité abondante et abordable, un accès aux marchés d’exportation et des politiques fiscales et économiques qui avantagent les investisseurs étrangers. Northvolt en est l’exemple le plus connu. Mais la vision économique du gouvernement comporte un angle mort qui risque de tuer ses ambitions : la mobilité.
Une économie productive doit pouvoir compter sur des réseaux de transport efficaces qui assurent une bonne mobilité tant des travailleurs que des marchandises. Or, depuis trois décennies, le gouvernement du Québec mise toutes ses billes sur le transport routier, ce qui a généré une croissance incontrôlée du parc automobile québécois et, inévitablement, de la congestion. En 2018, la Communauté métropolitaine de Montréal estimait que les embouteillages généraient des coûts de 4,2 milliards de dollars dans la seule région de Montréal. Malgré la pandémie et le télétravail, la congestion demeure importante. Nos biens et nos travailleurs sont coincés dans les embouteillages. Notre économie souffre de notre immobilité.
L’Ontario, qui se retrouve dans une situation similaire, notamment dans la région du Grand Toronto, a radicalement changé d’approche au cours de la dernière décennie en consacrant plus des deux tiers de ses investissements en mobilité au transport en commun. Selon les chiffres compilés par la Transit Alliance (un organisme qui vise à promouvoir l’amélioration des services de transport en commun au Québec) et basés sur les données budgétaires des deux provinces, l’Ontario consacrera 71 % de ses investissements en mobilité au transport en commun et 29 % au transport routier au cours de la prochaine décennie. Au Québec, c’est exactement l’inverse. Alors que l’Ontario investira 70 milliards de dollars dans le transport en commun, dont 50 milliards dans la seule région du Grand Toronto, le Québec se contentera de 14 milliards de dollars pour l’ensemble de son territoire. Autrement dit, l’Ontario, dont la population est 1,7 fois plus importante et dont l’économie est deux fois plus importante que celle du Québec, consacrera cinq fois plus d’argent au transport en commun.
Alors que le Québec rêve d’un troisième lien et a pratiquement sabordé le tramway québécois, l’Ontario a pris une avance en matière de mobilité qui sera difficile à rattraper. Le plus surprenant est que c’est la province au cœur de l’industrie automobile canadienne, et de surcroît dirigée par un gouvernement conservateur, qui a pris le virage de la mobilité durable 10 ans avant le Québec.
Cette situation est incompréhensible. Après tout, le Québec ne produit pas d’automobiles, mais des autobus, des trains et des wagons de métro. Une étude de la Chambre de commerce de Montréal réalisée en 2010 démontrait que les investissements dans le transport en commun généraient des retombées économiques trois fois supérieures à celles des investissements dans le transport routier. Bien que l’étude date de plus d’une décennie, la situation demeure la même, selon plusieurs observateurs. Un dollar investi dans le transport en commun crée de la richesse là où il est dépensé. Si le Québec avait autant d’ambition dans le transport en commun que dans le secteur des batteries, nous pourrions être des chefs de file mondiaux, un secteur entier pourrait se développer ici, et les dizaines de milliards de dollars investis dans nos transports feraient tourner notre économie.
Or, ce n’est pas le cas. En 2023, selon les chiffres de l’Institut de la statistique du Québec, le Québec a importé pour 17 milliards de dollars de véhicules automobiles et pour 8,8 milliards de dollars de pétrole et de diesel. C’est plus de 25 milliards de dollars de notre richesse que nous envoyons à l’étranger chaque année pour nous déplacer en voiture. C’est 250 milliards de dollars sur 10 ans. On nous présente les routes comme un investissement économique et le transport en commun comme une dépense, alors que c’est tout le contraire. La politique du tout-automobile alimente notre déficit commercial et réduit notre richesse collective.
Le manque d’investissement dans le transport en commun est aussi un facteur d’appauvrissement des ménages québécois. Rappelons que le transport est l’un des trois plus gros postes budgétaires : il représentait 16,3 % des dépenses des ménages québécois en 2021, selon Statistique Canada — après le logement (27,4 %) et juste après l’alimentation (16,8 %). Or, selon le service de finances personnelles Hardbacon, le prix moyen d’une voiture a presque doublé en cinq ans pour atteindre 68 350 $ dans la région de Montréal. Avec la hausse des taux d’intérêt et d’autres dépenses, posséder une voiture à Montréal coûte 65 % plus cher aujourd’hui qu’en 2019.
Les Québécois sont prisonniers d’un système de transport qui les contraint à posséder deux, parfois trois véhicules par ménage. Il y a dix ans, CAA-Québec estimait qu’il en coûtait entre 6 500 $ et 8 800 $ par année pour posséder une voiture. Selon Hardbacon, en 2024, le coût moyen associé à la possession d’un véhicule au Québec sera de 15 720 $ par année, soit 1 310 $ par mois. Offrir des options de mobilité durable qui permettraient aux Québécois de se débarrasser d’une deuxième ou d’une troisième voiture leur permettrait de remettre des milliers de dollars dans leurs poches, au même titre qu’une baisse d’impôt. Des dollars retirés aux constructeurs automobiles et aux pétrolières…
Que faut-il faire pour amorcer le virage vers le transport collectif? D’abord, assurer des sources de revenus stables aux sociétés de transport et indexer les taxes sur l’essence et l’immatriculation des véhicules, qui n’ont pas suivi l’inflation. Il faut aussi inverser la proportion de nos investissements en transport qui vont au transport collectif et au transport routier, comme le fait l’Ontario. Ensuite, établir un plan d’investissement sur 25 ans, comme l’a suggéré le maire de Québec, Bruno Marchand, pour attirer ici des entreprises capables de mener à bien des projets en leur offrant une prévisibilité pour rentabiliser leurs investissements. Cela renforcera ce secteur économique et réduira les coûts des projets.
Mais surtout, il faut changer notre vision du transport en commun. Il ne s’agit pas d’une dépense ou d’un déficit à combler, mais bien d’un investissement stratégique. Le transport en commun est l’une des pierres angulaires de notre prospérité économique; il génère plus de retombées économiques par dollar investi, il contribue à réduire notre déficit commercial et il remet de l’argent dans les poches des ménages. L’Ontario l’a compris et il nous voit loin dans son rétroviseur.