Aujourd’hui président-directeur général de la Fondation du Grand Montréal, Karel Mayrand est depuis 25 ans un observateur privilégié des enjeux environnementaux.
Fin janvier 2024, les températures mondiales avaient pour la première fois dépassé la barre des 1,5°C de réchauffement par rapport à l’époque préindustrielle, sur une base annualisée, selon les données du programme Copernicus de l’Union européenne.
Nous avions convenu dans l’Accord de Paris de ne pas franchir ce seuil, seul moyen d’assurer la sécurité de l’humanité. Avant d’affirmer que la limite a été dépassée, les scientifiques vont d’abord vérifier si le réchauffement persiste pendant des années. Mais déjà, on voit que tout cela se produit beaucoup plus vite que prévu. Il n’est plus minuit moins une. Il est minuit passé.
La hausse des températures mondiales, notamment des océans, est fulgurante depuis fin 2022, alimentée en partie par le phénomène climatique El Niño, qui accélère le réchauffement. Les scientifiques peinent encore à expliquer cette hausse soudaine. Est-elle temporaire ou le signe d’une accélération du réchauffement ? Il nous faudra encore quelques années pour comprendre ce à quoi nous assistons. Mais dans tous les cas, cette nouvelle doit nous pousser à changer radicalement notre approche de la lutte contre le changement climatique.
Dans un célèbre discours prononcé devant le Parlement britannique le 12 novembre 1936, Winston Churchill déclarait, face à l’imminence de la Seconde Guerre mondiale : « En raison de la négligence passée et malgré les avertissements les plus clairs, nous sommes désormais entrés dans une période de danger. L’ère de la procrastination, des demi-mesures d’apaisement, des retards, touche à sa fin. À sa place, nous entrons dans une période de conséquences. Nous ne pouvons plus l’éviter ; nous y sommes. » Ces mots ont été utilisés par Al Gore pour parler du changement climatique dans le film Une vérité qui dérangeen 2006. Elles prennent aujourd’hui toute leur ampleur.
Depuis plus de trente ans, nous agissons à la périphérie du problème. Nous fixons des lignes rouges à ne pas franchir, que nous franchissons ensuite avec la plus grande insouciance. Pour nous donner la mesure de nos dérobades, considérons que ce n’est qu’à la COP 28 de novembre dernier, plus de trente ans après la signature de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, que la sortie des énergies fossiles a été officiellement identifiée comme une solution au changement climatique.
Les dictatures pétrolières comme l’Arabie saoudite, la Russie et l’Iran et les grands conglomérats privés des énergies fossiles ont réussi à nous faire perdre trois décennies par leur travail de désinformation, de lobbying et de blocage systématique qui se poursuit encore aujourd’hui. Depuis la signature de la Convention-cadre sur les changements climatiques en 1992, les émissions mondiales de gaz à effet de serre ont augmenté de plus de 60 % et les concentrations atmosphériques de CO2 ont augmenté de près de 20 %. Pire encore : plus de la moitié des émissions cumulées de GES depuis 1750 ont été rejetées dans l’atmosphère au cours des 30 dernières années, selon le‘Institut pour la politique environnementale européenne. Notre échec est total.
Nous entrons dans une période de conséquences dont l’été apocalyptique de 2023 n’a été qu’un aperçu. Des feux de forêt partout au Canada, à Hawaï et en Grèce. L’équivalent d’une année de précipitations est tombé en une heure à Hong Kong ou en une journée en Grèce. Acapulco en grande partie détruite par un ouragan de classe 5. L’Arctique et l’Antarctique enregistrent des températures que les scientifiques qualifient d’« ahurissantes », de 30 à 40 degrés au-dessus de la normale. Un effort majeur est nécessaire de toute urgence pour renforcer notre adaptation et notre résilience à un climat qui se déchaîne.
Au milieu de ce déluge de mauvaises nouvelles, une lueur d’espoir m’est venue à l’esprit lors d’une formation avec Al Gore à New York le week-end du 13 avril. Les concentrations de GES dans l’atmosphère commenceront à diminuer et la planète cessera de se réchauffer dans les trois à cinq ans qui suivront l’arrêt des émissions de GES dans l’atmosphère. Cette nouvelle estimation, expliquée dans Scientifique américain par l’un de ses anciens membres, le professeur émérite de l’Université de Pennsylvanie, Michael E. Mann. Trois à cinq ans, c’est beaucoup plus rapide que ce que la science a indiqué jusqu’à présent, et c’est l’une des meilleures nouvelles depuis longtemps. La solution est simple, même si elle n’est pas facile : nous devons réduire drastiquement puis cesser toute utilisation des énergies fossiles, arrêter la déforestation et reboiser massivement. Ensuite, nous devons permettre à notre planète de retrouver son équilibre.
Tout cela est faisable, mais le retard accumulé depuis trente ans montre qu’il est impossible d’y parvenir sans un changement radical d’approche. Par exemple, bien que les investissements dans les énergies renouvelables aient dépassé ceux dans les énergies fossiles depuis une décennie, nous continuons à investir dans les énergies fossiles, à augmenter leur production et même à les subventionner à coups de milliards de dollars de fonds publics ! Nous ne pouvons pas aller dans deux directions opposées en même temps. Il est temps de couper l’approvisionnement en énergies fossiles.
Le franchissement du seuil de 1,5 degré de réchauffement climatique au début de l’année doit être un signal d’alarme, et toute personne qui comprend la gravité de la situation doit maintenant utiliser son pouvoir personnel et professionnel pour éliminer tous les obstacles à l’action. Nous avons besoin d’un véritable effort de guerre et d’une mobilisation tous azimuts. La seule façon d’y parvenir maintenant est de consacrer toutes nos énergies à cet objectif unique, de juger chaque action, chaque décision à l’aune de sa contribution à cet effort.
Comme Churchill bien avant nous, nous devons comprendre ce qui est en jeu : notre capacité future à construire une société juste et durable, puis avoir le courage d’agir en conséquence. Des gestes politiques aux recours juridiques, de la désobéissance civile pacifique à l’engagement actionnarial (actionnaires militants exigeant des comptes sur les émissions de gaz à effet de serre des grandes entreprises), notre action doit se déployer sur tous les fronts. Peu importe où nous vivons ou dans quel secteur nous opérons, il est temps de se mobiliser et de se rassembler. Je connais des gens de la finance, des affaires, des élus, des enseignants, des artistes, des médecins, des agriculteurs, des jeunes et des moins jeunes qui n’attendent que le signal. Chacun d’entre nous peut être un grain de sable dans l’engrenage de l’exploitation des énergies fossiles, une étincelle, le papillon qui engendre l’ouragan. Nous avons la masse critique pour agir. Notre objectif est clair. Le moment de provoquer, c’est maintenant. changer. Allons-y.