Auteur de plusieurs ouvrages, Taras Grescoe est un journaliste montréalais spécialisé en urbanisme et en transport urbain qui donne des conférences sur la mobilité durable depuis une douzaine d’années. Dans son bulletin Voyageur debout dans le transportil parle des meilleures et des pires choses qu’il observe en matière de transport urbain au Québec et lors de ses voyages à travers le monde.
« Il y a trop de voitures sur la route. » C’est une affirmation que l’on entend souvent, et qui est aussi controversée que « les loyers sont trop élevés ». Comme nous le savons tous, les voitures polluent, étendent les villes et tuent des gens. Elles provoquent également des embouteillages qui vous font arriver en retard au travail, à l’école ou chez le médecin. (N’oubliez pas une chose, cependant : lorsque vous conduisez votre voiture, vous n’êtes pas coincé dans les embouteillages, vous êtes dedans.) parler.) Nous et la planète serions mieux lotis s’il y avait moins de véhicules sur les routes et si davantage de personnes pouvaient se déplacer en transports en commun, à vélo, en fauteuil roulant ou à pied. Et, au moins intellectuellement, les gens semblent comprendre le lien entre les émissions de gaz d’échappement et le réchauffement climatique.
Cet été, des records de température ont été battus partout dans le monde. La sécheresse massive qui sévit dans le sud-ouest des États-Unis est en train d’être requalifiée en désertification à grande échelle. La semaine dernière, l’ancienne capitale du royaume d’Hawaï a été réduite en cendres et plus d’une centaine de personnes ont perdu la vie en raison d’une combinaison sans précédent de vents secs et intenses et de températures élevées. Au moment où j’écris ces lignes, toute la population de Yellowknife a été évacuée, tandis que de vastes pans des Territoires du Nord-Ouest sont en proie à un gigantesque incendie incontrôlable. Dans le nord du Québec, dans la région de la Baie James, des dizaines d’incendies font actuellement rage.
Mais lorsque quelqu’un a l’audace de faire le lien et de souligner que si nous voulions vraiment réduire les émissions, nous devrions peut-être réduire le nombre de véhicules sur la route – en fait, nous aurions dû commencer hier – l’enfer se déchaîne.
C’est ce qui s’est produit dans mon coin d’Amérique du Nord, la province de Québec, lorsque le ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, a osé dire la semaine dernière, en conférence de presse : « Je suis de ceux qui croient aux véhicules électriques… Tout devrait être électrique ! Mais on devrait en avoir deux fois moins ! »
La déclaration du ministre a fait les manchettes et son porte-parole s’est empressé d’affirmer que le gouvernement provincial n’avait aucune intention de réduire le nombre de véhicules sur les routes du Québec. Le lendemain, le premier ministre François Legault est revenu sur les propos de Fitzgibbon : « Il faut être réaliste… Ce n’est pas au gouvernement de dire qui va conduire quoi. Les gens feront ce qu’ils veulent. Ceux qui en veulent trois en auront trois. »
Le Journal de Montréaldont les journalistes adorent dénoncer l’hypocrisie, réelle ou apparente, a réussi à dénicher une récente photo de Pierre Fitzgibbon, vêtu d’un blouson de cuir, posant à côté d’une BMW K 1600 Bagger 2023. Le concessionnaire l’a félicité sur sa page Facebook pour l’acquisition de cette superbe monture. La moto en question est massive, et elle est dotée, selon le site Web de BMW, d’un « moteur six cylindres légendaire » qui fonctionne assurément à l’essence.
Une fois que vous aurez fini de rire, passons aux statistiques. Il y a actuellement 1,47 milliard de voitures sur les routes du monde. Seulement 26 millions d’entre elles sont électriques, malgré tout le battage médiatique autour de ces véhicules. Le terme « motorisation » est utilisé par les statisticiens pour décrire le taux de possession d’une voiture dans une société ; 400 véhicules pour 1 000 personnes est généralement considéré comme le seuil de « motorisation de masse ». Il n’est pas surprenant que les États-Unis soient en tête du monde en matière de motorisation avec 866 véhicules pour 1 000 personnes, le Canada se situant autour de 670, soit à peu près le même taux que la France, l’Allemagne et d’autres pays d’Europe occidentale. Au Québec, qui compte 8,45 millions d’habitants, on estime à 7 millions le nombre de véhicules immatriculés, dont seulement 171 000 sont électriques. Le gouvernement provincial vise à avoir 2 millions de véhicules électriques sur les routes d’ici 2030, soit dans seulement sept ans.
J’ai déjà exprimé mon scepticisme extrême quant à la transition sociétale vers les véhicules électriques. Je pense qu’il s’agit d’une réflexion paresseuse, d’un tour de passe-passe classique qui permet aux gouvernements de remplacer simplement une voiture par une autre (la voiture électrique, plus lourde et plus chère) ; cela ne fait rien pour réduire l’étalement urbain, les embouteillages ou les décès sur les routes. (Sans parler du fait que ces centaines de millions de véhicules électriques nécessiteraient des masses de « pétrole blanc », le lithium, qui provient de mines à ciel ouvert souvent situées sur les terres de peuples autochtones déjà en difficulté.)
Alors, que fait le Québec – et le parti au pouvoir, la Coalition Avenir Québec – pour atteindre son objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre ? Pas grand-chose. Dans son Plan québécois des infrastructures 2023-2033, il a prévu 31 milliards de dollars pour les autoroutes, mais seulement 13,8 milliards de dollars pour le transport collectif (c’est à la page A.29 du document, si vous cherchez bien).
Au Québec, le nombre de camions légers (catégorie qui comprend les VUS) a augmenté de 128 % de 2000 à 2017, selon un rapport de la Fondation David Suzuki.
Résultat : de 1990 à 2017, la population du Québec a augmenté de 25 %, tandis que le nombre de voitures en circulation a augmenté de 64 %, selon la même source.
Soyons clairs : le secteur des transports est aujourd’hui le premier contributeur aux changements climatiques; au Québec, il est responsable de 43,3 % des émissions de gaz à effet de serre (chiffre pré-pandémie le plus récent).
Comme l’a dit un jour le poète américain Ogden Nash : « Nous faisons de grands progrès, mais dans la mauvaise direction. »
J’ai déjà écrit que les pratiques d’aménagement du territoire expliquent pourquoi tant de gens, au Canada, aux États-Unis et dans le monde entier, dépendent de l’automobile. Depuis des générations, nous avons construit nos villes et nos banlieues de deuxième et troisième couronnes autour de l’automobile. Pour beaucoup de gens, il est tout simplement impossible de vivre sans elle. La résolution de ces problèmes est un plan à long terme et à multiples facettes sur lequel quelques villes du monde travaillent depuis un certain temps. Mais leurs efforts sont compliqués par le fait que les usines continuent de construire de nouvelles voitures, dont la plupart fonctionnent encore à l’essence, et que le rythme de production ne ralentit pas.
Cela dit, les individus ont un pouvoir d’action. Nombreux sont ceux qui prennent la crise climatique au sérieux et ont réorganisé leur vie de manière à ne plus avoir à utiliser les véhicules qui sont à l’origine du réchauffement climatique.
En cet été d’enfer, il faut être sacrément stupide pour ne pas voir le lien entre les émissions de gaz à effet de serre et les feux de forêt, les vagues de chaleur record et les rivières atmosphériques (provoquant des pluies torrentielles) qui ravagent actuellement le Canada et le monde. Pourtant, lorsqu’un élu suggère que nous devrions peut-être, juste peut-être, envisager de réduire le nombre de véhicules émettant des gaz à effet de serre sur les routes, ses propos suscitent l’indignation et la stupéfaction.
Bien sûr, nous vivons cette dissonance cognitive tous les jours — et nous l’avons vu dans des scènes de Mad Max Des gens fuient Fort McMurray et maintenant Yellowknife, menacés par les flammes, à bord de véhicules… à essence. La réaction à la modeste proposition du ministre est un exemple particulièrement criant de ce phénomène.
Cela se résume à ceci : « Bien sûr, il y a trop de voitures dans le monde, mais cela ne s’applique pas à moi. Parce que j’ai besoin de ma voiture.” Multipliez cette croyance par 1,47 milliard, et vous obtenez des calottes glaciaires qui fondent, des inondations, des ouragans et un monde en feu.
La version original (en anglais) de cet article a été publié dans la newsletter Voyageur debout dans le transportpar Taras Grescoe.