Quand j’ai appris que Google avait lancé une version de son outil de traduction en français québécois, je suis allé y jeter un oeil. Déjà, lorsqu’on y accède, on se rend compte qu’il ne s’agit pas de français québécois, mais de « français (Canada) », par opposition au « français ». Cela n’augurait rien de bon.
Je n’ai pas eu besoin de creuser bien longtemps pour me rendre compte que Google est loin d’être « dans le mille », expression québécoise qui signifie « excellent », mais qu’il traduit au hasard. Si je tape « sur la coche », cela apparaît « sur la voiture ». Si je tape « ils sont vraiment au top », alors il apparaît, à juste titre, « ils sont vraiment au top ». Mais si je retire « vraiment », j’obtiens « ils sont aux aguets » ! Il est impossible de comprendre quoi que ce soit.
Prenons une expression plus ancienne : « c’est du trac ». Un logiciel de traduction bien conçu devrait vous donner l’équivalent français familier : « ça quaille ». Au lieu de cela, il répond : « Il fait froid. » C’est étrange, car il avait pourtant traduit « sur la coche » par « en haut », qui appartient au registre populaire.
Encore plus bizarre : si l’on prend le chemin inverse de ce que disent les Français, « ça quaille », la version québécoise donne « ça quaille ». Ce que personne ne dit, sauf dans la « république » du Plateau et dans certaines rues d’Outremont, deux quartiers montréalais où les immigrants français sont nombreux.
Parfois, l’algorithme est étonnamment correct. « A ne veut pas » produit « elle ne veut pas ». Même si, encore une fois, les Français familiers en France préféreraient dire « elle ne veut pas ».
Mais le terme « écoeurant » au sens de formidable est inconnu. « Elle est écoeurante » donne « elle est nauséabonde ». Pas génial.
“Que veux-tu?” » se traduit presque correctement par « que veux-tu ? “. Par contre, “de qu’esssé ?” » devient l’improbable « qu’est-ce que c’est ? “. En revanche, si on écrit la question sans apostrophe, le dispositif se rapproche un peu plus de la réalité avec « de quoi ? », toujours incorrect, mais toujours intelligible.
“Pantoute” se traduit correctement par “pas du tout”, mais le moteur ne reconnaît aucune variation de “coudon (cou don, cou’ don’)” au sens de “dire donc”. Ni les expressions « faque » (tout d’un coup) ou « tsé » (vous savez). Ni « foufoune » (fesses) ni « baboune » (lèvres).
En ce qui concerne les jurons traditionnels, c’est moyen. La bonne vieille « tabscam ! » » de nos pères sort en « sacrebleu », mais le « tabarnak ! » de la part de leurs fils donne « putain ». Par contre, si je tape « câlice », j’obtiens le bizarre « tabarnak ». “Ostia” sort tel quel, mais si j’ajoute le point d’exclamation, j’obtiens “putain !” “.
En fait, la ponctuation est l’une des clés. « Ça va faire, la bêtise » (sans ponctuation) sort comme « ça va faire, la bêtise ». Presque. Avec un point d’exclamation, Google régurgite « ça va être con ! » “. A peu près pareil. Mais avec un point ordinaire, il crache “ça va être bête”, ce que personne ne dit en France. (A noter que le logiciel semble apprendre ou du moins changer d’avis. Quatre jours avant le révision de cette chronique, “ça va être stupide” sans ponctuation est sorti comme “qu’est-ce que ça va être stupide?”
Les expressions courantes comme « quins toé » ou « retontir » sont apparemment inconnues. J’ai aussi essayé “blunt” et “bawl”. En linguistique, on parle de « faux amis », puisque chaque mot a des significations radicalement distinctes en France et au Québec.
Si je tape “stop brailler”, ça me renvoie “stop scream”, ce qui est faux, puisqu’au Québec, “brailler” a le sens de “cri”, pas “hurler”. Quant aux pleurnicheries, le problème est plus subtil. Si j’écris « arrête de te plaindre », ça donne « arrête de te plaindre » (correct dans l’usage québécois), mais si le verbe est à l’infinitif, le sens change pour « arrête de pleurer » (le sens français).
« Le monde fait ses achats de Noël » est bien rendu par « les gens font leurs achats de Noël ». Mais « j’ai mal aux gosses » produit « j’ai mal aux enfants », alors que le sens québécois est « J’ai mal aux testicules ». Quant à certaines bonnes expressions comme « quatre trente cents pour une piastre », qui signifie « le même que le même », Google biaise avec « quatre trente cents pour un dollar » – une précision bien utile au bureau de change.
Rien
Pour valider mes impressions, je me suis tourné vers la linguiste Mireille Elchacar, professeure à l’Université TÉLUQ et auteure d’un excellent livre sur le français québécois, Détendez la langue : Pour un nouveau discours sur le français au Québec (Alias, 2022). Elle a eu la même réaction : nous sommes face à un non-sens.
La première chose qui la trouble, c’est l’absence de système. “On ne sait pas exactement avec quoi ils ont alimenté la machine”, a-t-elle déclaré. Pour les anglicismes, par exemple, ils semblent avoir repris les recommandations de l’OQLF pour des mots comme « podcast » ou « big data ». »
Mais les limites sont vite atteintes. Le moteur reconnaît « pare-chocs » pour « pare-chocs » et « essence » pour « essence », mais ne reconnaît pas « essuie-glace » ni « silencieux » (essuie-glace, silencieux).
Et que dire du français québécois un peu plus recherché, celui qu’on entendra à Radio-Canada ? « Plusieurs nuances disparaissent », constate-t-elle. Au Québec, on dira « mon conjoint », que Google traduit par « mon mari », mais ce n’est pas la même réalité, puisque « conjoint » fait allusion au fait de ne pas être marié, justement. »
Dans le registre formel, si je tape « la maire de Paris, Anne Hidalgo », Google Translate le traduira correctement par « la maire de Paris, Anne Hidalgo », selon l’usage français. Mais si je tape « la mairesse de Montréal, Valérie Plante », cela sort identique, ce qui n’est pas correct selon la première traduction.
« Face à toutes ces incohérences, on est obligé de se demander si c’est la même chose pour les autres langues », remarque Mireille Elchacar, qui raconte avoir utilisé Google lors d’un récent voyage en Finlande. « Avec plus ou moins de succès, en fait. »
Reste l’ambiguïté fondamentale de ne pas savoir à quel public s’adresse un tel moteur de traduction. Est-ce qu’on cherche à flatter le public québécois? Ou pour amuser les Français ? Pas clair. Une chose est sûre, le touriste anglophone de passage risque d’avoir des problèmes. Pour « ça va être con ! » “, il me donne ” ça va être stupide », ce qui n’a aucun sens.
Une vision folklorisée
Si Google était seulement ridicule dans ses traductions, cela fonctionnerait quand même. Nous pourrions même vivre avec le fait qu’il est un menteur et qu’il insiste pour donner n’importe quelle traduction au lieu de simplement dire : « Je ne sais pas ». »
Mais les choix de Google ne sont pas le fruit du hasard ; ils renforcent plutôt un certain nombre de vieux préjugés. Comme Mireille Elchacar, je trouve inquiétant, voire dommageable, que l’on programme des logiciels de traduction qui véhiculent une vision étroite, réductrice et folklorisante du français « canadien ».
Tout d’abord, elle n’est pas uniforme et présente des variations importantes entre le Québec et l’Acadie, l’Ontario, le Manitoba, etc.
Si l’on s’en tient au français québécois, il n’est absolument pas réduit à sa dimension orale familière. « Je termine tout juste une analyse des manuels de français langue seconde utilisés au Canada anglais, affirme Mireille Elchacar, et je constate la même tendance aux stéréotypes. D’un côté, nous présentons une version prétendument universelle de la langue, puis réduisons le français canadien au folklore. »
Cependant, le français québécois est constitué de plusieurs niveaux de langue répartis entre diverses nuances du français oral familier (appelé « joual ») et diverses nuances du français québécois plus normatif. Et l’un n’est pas plus québécois que l’autre : ce sont les deux roues d’un même vélo.
Il y a trois générations, le français au Québec était en danger parce qu’il était cantonné au registre familier et familial, résume Mireille Elchacar. Dans le registre formel, il n’existait que sa version étrangère, notamment française, ou anglaise pour le côté technique.
«Nous avons sauvé le français en créant un français québécois normatif assez proche du français de France, mais très distinct, qui cohabite avec le français familier», explique-t-elle. C’est tout ça, le français québécois, même si la relation entre les deux n’est pas toujours facile. En mettant trop l’accent sur le français familier, comme le fait Google, on ridiculise le français local et ne fait que créer une insécurité linguistique. Ce n’est pas un gadget anodin. »