Aujourd’hui président-directeur général de la Fondation du Grand Montréal, Karel Mayrand est depuis 25 ans un observateur privilégié des enjeux environnementaux.
C’était le soir du 18 mai 2012, au cœur du printemps des érables, la plus importante crise sociale depuis une génération au Québec. À la salle Pierre-Mercure de Montréal, l’ambiance était électrique. Hubert Reeves, David Suzuki et Gilles Vigneault étaient réunis sur scène pour La soirée des sagesune rencontre inoubliable que j’ai eu la chance d’animer.
La loi 78, loi spéciale votée en pleine nuit pour réprimer le mouvement étudiant, devait entrer en vigueur à 22 heures. Elle restreint le droit de manifester en exigeant notamment que les manifestants fassent approuver leur itinéraire par la police. Une loi « obscène », m’a dit Gilles Vigneault en coulisses.
En ouverture de soirée, j’ai déclaré à la foule rassemblée : « Aujourd’hui, nos élus, à notre Assemblée nationale, ont adopté une loi pour restreindre nos droits. C’est le peuple qui est souverain, pas l’Assemblée nationale. » Et j’ai invité tout le monde, en fin de soirée, à défier cette loi en marchant dans les rues de Montréal. Nous étions 10 000 à le faire ce soir-là, sans savoir si nous allions être arrêtés. Dans les semaines qui suivent, des milliers de Québécois défilent dans les rues, marmites à la main.
La désobéissance civile pacifique faisait partie de l’arsenal de moyens déployés par les grands mouvements sociaux lorsque les autres moyens étaient épuisés. On peut penser aux suffragettes qui militent pour le droit de vote des femmes, à la lutte pour les droits civiques des Afro-Américains, aux opposants à la guerre du Vietnam et à tant d’autres mouvements sociaux.
À chaque fois, ils ont dû faire face à une répression disproportionnée. Les suffragettes ont été emprisonnées et gavées de force sur ordre de la Chambre des communes britannique lorsqu’elles entamaient une grève de la faim. Les grévistes illégaux ont été matraqués et emprisonnés, les militants noirs lynchés et assassinés. Sur le campus de la Kent State University, dans l’Ohio, quatre étudiants manifestant pacifiquement contre la guerre du Vietnam ont été abattus par la Garde nationale. La désobéissance civile implique que des personnes mettent leur liberté et leur sécurité en jeu pour défendre des droits qu’elles considèrent comme fondamentaux, comme le droit de vote ou le droit de manifester, et le bien commun. Certaines des idées qu’ils défendent deviendront plus tard les fondements de nos sociétés.
Henry David Thoreau, auteur et activiste américain, est considéré comme le père de la désobéissance civile. Il fut emprisonné en 1846 pour avoir refusé de payer des impôts en signe de protestation contre l’esclavage, qu’il considérait comme immoral. En 1849, il publia Désobéissance civileun essai dans lequel il soutient qu’une personne a le devoir moral de s’opposer à une loi qu’elle estime injuste, même si cela signifie désobéir à l’État. Thoreau considère la désobéissance civile comme un acte de courage civique qui permet de défendre ses valeurs et de contribuer à un monde plus juste. S’il parle de courage, c’est parce qu’il faut être prêt à assumer les conséquences de sa désobéissance, quelles qu’elles soient. Il influencera directement Gandhi, Martin Luther King et des millions de personnes.
Désobéir pour le climat
Cela nous amène à une question fondamentale : le recours à la désobéissance civile est-il justifié et légitime pour la protection du climat et des droits des générations futures ?
Les données compilées par l’ONU montrent que nous sommes sur la voie d’un réchauffement catastrophique de 3,1 degrés qui met l’humanité en danger. Pour maintenir la température moyenne mondiale en dessous du seuil de sécurité de 1,5 degré, il faudrait réduire la pollution fossile de 42 % d’ici 2030 et de 57 % d’ici 2035. Un véritable Everest climatique. Plus rien ne va plus. Toutes les lignes rouges ont été franchies et nous regardons désormais le précipice avec indifférence et déni.
Depuis 25 ans, je fais partie de ceux qui ont tenté par tous les moyens de faire entendre raison à au moins 10 gouvernements, de toutes couleurs. Ces gouvernements nous ont donné des déclarations, des objectifs ou des plans, mais ceux-ci sont systématiquement abandonnés sous la pression des grands lobbys financiers, pétroliers ou industriels.
Que faire quand on a tout essayé, que l’avenir du monde est en danger et qu’il ne reste plus le temps d’agir ? Ici, ce n’est pas une loi particulière qui restreint nos libertés civiles, mais tout un système politique et économique qui menace nos conditions mêmes d’existence future. Désormais, tous nos droits et les conditions de vie de nos enfants sont en jeu. Ce contexte légitime désormais le recours à la désobéissance civile. A défaut d’agir directement contre une loi ou une décision précise, la problématique climatique étant trop vaste, les actions menées par les militants visent plutôt à bousculer le statu quo et à susciter le débat. C’est l’essence même de la désobéissance civile.
Le mouvement de désobéissance civile climatique prend de l’ampleur partout dans le monde. James Hansen, climatologue de la NASA, a lui-même été arrêté à plusieurs reprises pour avoir participé à de telles actions. À Berlin, en avril 2023, des militants ont bloqué plusieurs rues pendant 10 jours. En octobre 2019, 135 militants climatiques du groupe Extinction Rebellion ont été arrêtés à Londres après avoir bloqué une route. Parmi eux, une femme de 81 ans. Une myriade d’autres personnes ont été arrêtées au fil des années, dans de nombreux pays. Au Canada, le plus connu d’entre tous, Steven Guilbeault, a été arrêté en 2001 pour avoir escaladé la Tour CN pour déployer une banderole accusant le Canada et George W. Bush d’être des assassins du climat. Il est maintenant ministre de l’Environnement et du Changement climatique du Canada, un pays du G7.
Ces militants brisent le béton du statu quo. Ils nous obligent à réagir.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’action des militants de Dernière Génération et du Collectif Antigone qui ont forcé la fermeture du pont Jacques-Cartier le 22 octobre dernier. Au petit matin, ils ont escaladé sa structure pour déployer une banderole disant : « Le pétrole tue. » Deux d’entre eux, Olivier Huard et Jacob Pirro, ont été incarcérés dans une cellule insalubre et surpeuplée, sans lumière naturelle. Ce sont les conditions de détention en vigueur au Québec. Olivier a entamé une grève de la faim pour protester contre les conditions de libération draconiennes que la Couronne voulait lui imposer, notamment l’interdiction de parler de l’affaire aux médias, conditions dénoncées par Amnistie internationale Canada. Il a finalement été libéré après neuf jours de détention.
Alors que les militants devaient répondre de leurs actes devant les tribunaux, l’Assemblée nationale a donné un triste spectacle en débattant des résolutions visant à les condamner. Une première résolution condamnant les militants, déposée par le Parti québécois, a d’abord été jugée irrecevable par la présidence puisque leur dossier était déjà devant les tribunaux. Une seconde, déposée par la CAQ, qui condamnait « toute désobéissance civile », a heureusement été bloquée par les élus de Québec solidaire. Gageons qu’une telle résolution aurait été qualifiée d’obscène par quiconque connaît un peu l’histoire du Québec et celle des mouvements sociaux.
La désobéissance civile pour le climat n’est pas près de disparaître et elle ne fera que prendre de l’ampleur jusqu’à ce que des mesures décisives soient prises pour nous sauver du précipice et mettre fin à l’une des plus grandes injustices au monde. histoire. Je me réserve le droit de recourir à nouveau à la désobéissance civile pacifique, comme je l’ai fait en 2012, si je suis convaincu de défendre mes droits et ceux de mes enfants. La désobéissance civile fait partie intégrante de l’exercice de ma citoyenneté, et je ne céderai jamais à l’Assemblée nationale le droit de m’en priver.