On cherche les mots pour décrire une situation aussi abjecte, mais la réaction physique que beaucoup ont eue face à l’affaire Pelicot parle d’elle-même. Elle fait aussi écho à la façon dont la famille a reçu les terribles révélations de la police, il y a déjà quatre ans.
Gisèle Pelicot a été choquée lorsqu’on lui a annoncé, le 2 novembre 2020, que son mari avait pris des milliers de photos et de vidéos d’elle, inconsciente et agressée par des inconnus. Son fils Florian s’est effondré sur une chaise lorsque sa mère lui a annoncé la nouvelle.
La colère vient de Caroline, la fille du couple, qui finira par apprendre qu’elle aussi a été droguée et photographiée nue, à son insu. Mais sur le moment, lorsque sa mère l’appelle à la fin d’une journée passée au commissariat, son choc se manifeste par un cri de douleur. Au procès, Gisèle dit que cela restera “gravé dans sa mémoire”.
Le troisième enfant du couple, David, l’aîné, a des nausées. Sa mère l’a également appelé et, lorsqu’il a raccroché, il n’a pu que se précipiter aux toilettes pour vomir.
Dominique Pelicot demande désormais pardon. Il a même officiellement reconnu être un violeur mardi, lors de son procès qui se tient tout l’automne à Avignon. “Comme ceux qui sont dans cette salle”, a-t-il dit, en référence aux 50 hommes coaccusés dans cette affaire.
Les murmures de désapprobation qui se font aussitôt entendre laissent cependant à penser que chacun reconnaîtra à son tour ses torts. Certains croient encore que le couple était complice de galipettes, ou que Gisèle était consentante, ou que rien ne serait arrivé sans l’influence maléfique de Dominique Pelicot.
Mais quel que soit le scénario, la question demeure : comment peut-on cautionner l’inacceptable à ce point ?
La sociologie féministe apporte des réponses qui portent les noms de patriarcat, culture du viol, objectification des femmes… L’histoire de Gisèle est un concentré de violences sexuelles infligées depuis la nuit des temps et contre lesquelles la lutte semble sans fin.
On entend aussi des explications psychologiques : le monsieur lui-même a subi des abus dans son enfance, comme il l’a également raconté dans son témoignage. Mais le cycle de la violence ne peut-il pas être brisé ? Pelicot n’a pas commis une ou deux erreurs : il a fait violer sa femme et a pris en secret des photos nues répétées de sa fille et de ses belles-filles de 2011 à 2020. Cet enfer aurait sans doute continué s’il n’avait pas été arrêté.
A cela s’ajoute la vision plus large de la soumission chimique, dont les femmes sont majoritairement victimes dans le cadre d’agressions sexuelles. Mais, comme on l’apprend en France comme ici, elle est aussi utilisée contre les enfants, que l’on veut assommer pour ne pas avoir à s’en occuper, ou les personnes âgées, pour mieux les dévaliser. Et tous ces produits sont de plus en plus raffinés, toujours plus indétectables… De quoi faire frémir !
La force de Gisèle Pelicot, 71 ans, n’en est que plus impressionnante. L’épouse au corps et au cœur brisés y fait face avec une telle dignité ! Au procès, elle a écouté son ex-mari pendant quatre heures, sans broncher. « Sans jamais réagir ni laisser transparaître la moindre émotion ou animosité », souligne avec admiration la journaliste du quotidien français. Le FigaroMais les femmes ont-elles vraiment le droit d’être en colère ?
Gisèle ressent même une responsabilité que ses agresseurs n’ont pas la décence de considérer. Elle veut que la honte change de camp, comme elle le dit. Et elle ajoute : « Je me consacre [ce combat] à toutes les personnes, femmes et hommes, dans le monde entier, qui sont victimes de violences sexuelles.
Mais au-delà des questions et des comportements, si tout cela nous secoue si profondément, c’est que la rupture du lien de confiance qui s’étale sous nos yeux est gigantesque. “Comment a-t-on pu ne rien voir ?”, se demande douloureusement la famille, qui se croyait liée à un homme qui les aimait.
Pour vivre avec les autres, il faut cependant baisser la garde. Si les coups pleuvent ou les mots blessent, on peut alors mesurer qu’il y a eu erreur dans l’évaluation de la confiance à accorder. Mais quand il n’y a plus de raison de douter, faut-il encore se remettre en question ?
Justement, Aurore, l’une des deux belles-filles de Dominique Pelicot, s’est posée des questions.
Enfant, elle avait été victime d’inceste de la part de son grand-père. En arrivant chez les Pelicot, si proches, si unis, elle a d’abord vu une famille idéale. Elle a pourtant rechigné le jour où elle a entendu son beau-père proposer à l’un de ses petits-enfants de jouer au docteur… Elle a aussi ressenti un vague malaise en sa présence. Mais elle n’a rien dit : compte tenu de sa propre histoire, peut-être tombait-elle dans le piège de « voir le mal partout »… Aujourd’hui, elle a beaucoup de regrets, plus que les agresseurs présumés !
Les médecins qui ont examiné Gisèle Pelicot, une sexagénaire aux prises avec de nombreux problèmes gynécologiques, amaigrissement, troubles de la mémoire, etc., ne sont pas allés plus loin non plus. On lui a attribué des « troubles anxieux », raconte aujourd’hui sa fille Caroline. Un refrain que de nombreuses femmes ont déjà entendu.
Mais dans quelle mesure peut-on reprocher au corps médical de ne pas avoir envisagé l’impensable ? Une société fondée sur la recherche méthodique du pire serait paranoïaque, invivable…
Cependant, face à l’augmentation du harcèlement téléphonique et sur les réseaux sociaux, et même aux dizaines d’hommes impliqués dans l’affaire Pelicot qui ont joué un double jeu avec leurs propres partenaires et enfants, on peut dire que le doute devrait prévaloir davantage.
Au final, peut-être qu’il s’agit simplement d’accepter ce que l’on ressent, comme l’a vécu Aurore, et aussi ce que l’on voit.
J’ai en tête les débuts de l’affaire Pelicot, en 2020, lorsque le père Dominique est interpellé dans un supermarché – ce qui conduira à l’examen de son téléphone portable et à la découverte d’images du viol de sa femme.
Paris Match a publié sur Internet une vidéo de l’arrestation. On y voit un homme surpris en train de filmer sous les jupes des clientes. L’agent de sécurité du magasin n’a pas l’intention de le laisser partir. Il demande à son collègue d’appeler “directement” la police, il encourage vivement la cliente visée à porter plainte, mais il lui parle aussi franchement. “T’es un gros salaud, toi”, lance-t-il à Pelicot.
Pas de complicité masculine ici, ni de coquinerie comme on en trouve dans la chanson « Sous les jupes des filles » d’Alain Souchon, qui perpétue le mythe de femmes ravies par cette curiosité. Au contraire, la réalité crue n’a rien de drôle ou de joli.
Et si cela n’arrive pas, alors on ne laisse pas faire, comme le dit l’agent de sécurité. Une leçon à retenir pour tant de maux de notre société.