Jean-François Lapierre est professeur de limnologie à l’Université de Montréal, et Mathilde Bélair est étudiante à la maîtrise en biologie à l’Université de Montréal.
Les feux de forêt de l’été 2023 ont été particulièrement dévastateurs au Canada. En raison de leur nature destructrice sur les infrastructures humaines, des panaches de fumée sur des milliers de kilomètres carrés et des millions de tonnes de CO2 émis, on parle même d’une année record.
Ces impacts suscitent évidemment des inquiétudes quant à la qualité de l’air et au changement climatique. En effet, des études suggèrent un potentiel effet de rétroaction. En d’autres termes, le changement climatique accroît les incendies, qui à leur tour accentuent le changement climatique.
Mais une autre question préoccupe de plus en plus les experts : quels sont les effets des incendies de forêt sur les lacs ?
En tant que chercheurs en écologie des eaux douces, nous proposons d’éclairer cette question en abordant les trois principaux facteurs soupçonnés d’affecter les écosystèmes aquatiques dans les bassins versants brûlés.
Une façon de lutter contre les incendies est d’utiliser de grandes quantités d’eau, souvent prélevée dans les lacs et transportée par avion-citerne. Bien qu’efficace, cette méthode peut perturber la structure physique des lacs (niveau d’eau, perturbation des sédiments en profondeur).
Des produits contenant des nutriments (azote, phosphore) ou des substances potentiellement toxiques pour la vie aquatique peuvent également être ajoutés à l’eau pour éviter qu’elle ne s’évapore trop rapidement avant d’atteindre le sol. Cependant, peu d’études scientifiques, voire aucune, ont documenté l’effet de ce phénomène sur les lacs.
Les panaches de fumée (et les cendres qu’ils contiennent) transportent de grandes quantités de nutriments, de métaux et de minéraux qui peuvent se déposer à la surface des lacs. Dans des cas extrêmes, jusqu’à 20 centimètres de cendres se sont déposés sur les lacs à proximité d’incendies de forte intensité.
Des études indiquent que les effets de ces dépôts de cendres sur les lacs sont relativement de courte durée. Ils peuvent durer de quelques jours à quelques mois, selon le temps nécessaire au renouvellement des eaux des lacs.
Ces effets sont également plus importants dans les régions chaudes et sèches (comme la Californie et certaines régions méditerranéennes), où les lacs drainent généralement de petits bassins versants dont les sols sont pauvres en matière organique et en nutriments. Ainsi, dans ces régions, les apports de nutriments ou de polluants provenant de l’atmosphère peuvent être proportionnellement plus importants que les apports provenant du lessivage des eaux de pluie.
Un panache de fumée persistant peut également capter beaucoup de lumière solaire, perturbant ainsi les organismes aquatiques qui effectuent la photosynthèse (et ont donc besoin de lumière).
Le transport de matières du milieu terrestre vers les lacs par lessivage semble être le principal facteur des impacts des incendies sur la majorité des lacs canadiens.
La combustion elle-même modifie grandement la structure physique et chimique des sols. De plus, la mortalité des arbres réduit l’évaporation et augmente l’érosion, ce qui entraîne un plus grand transport d’eau des sols vers les lacs. De plus, après un incendie, ce transport d’eau des sols vers les lacs se produit davantage dans les sols superficiels, plus riches en matières diverses (carbone organique et nutriments naturellement présents, en plus des résidus de combustion).
Les modifications chimiques des sols provoquées par les incendies augmentent la mobilité des matériaux lors des précipitations. Ainsi, les lacs drainant des terres brûlées reçoivent un volume d’eau (ruissellement) plus important, qui contient davantage de nutriments et de résidus de combustion, que les lacs drainant des terres non brûlées.
Ces effets peuvent persister pendant plusieurs années, selon la rapidité avec laquelle les bassins versants se rétablissent après un incendie. En effet, des études ont montré une augmentation des concentrations de nutriments (azote, phosphore), de carbone organique et de matières en suspension dans l’eau des lacs jusqu’à quatre ans après un incendie. Mais les effets sur la vie aquatique (abondance, contamination potentielle) restent flous.
Ces effets sur la qualité de l’eau et la vie aquatique seraient en réalité comparables à ceux observés lors d’une exploitation forestière. L’impact des incendies semble être proportionnel à la gravité (la surface couverte) et à l’intensité (la chaleur) du feu, jusqu’à un certain point. Les incendies trop chauds (avec des températures supérieures à 450 °C) peuvent en effet faire que les matières présentes dans le sol partent littéralement en fumée plutôt que d’être transportées vers les lacs.

Une énorme quantité de carbone
Au Canada seulement, en 2023, environ 480 millions de tonnes (Mt) de carbone (ou 1 760 Mt de CO2) ont été émis dans l’atmosphère par l’effet direct de la combustion des arbres (et des sols) par les feux de forêt. Une quantité qui dépasse largement les 708 Mt de CO2 émis par toutes les activités humaines dans le pays.
Chaque mètre carré de territoire brûlé sera drainé par un écosystème aquatique, souvent un lac. Et les incendies augmentent la charge de carbone dans les lacs. Il est donc probable qu’un retour supplémentaire — mais non encore quantifié — de carbone terrestre soit réémis de la surface des lacs vers l’atmosphère suite à la conversion du carbone organique en CO2 par des processus biologiques et physiques dans l’eau. Une autre partie du carbone déposé dans les lacs peut sédimenter et être stockée à long terme dans les sédiments, en profondeur.
La quantification du sort du carbone terrestre dans les lacs après les incendies de forêt permettra de mieux comprendre dans quelle mesure les lacs amplifient ou atténuent une éventuelle boucle de rétroaction entre les incendies de forêt et le changement climatique.