J’arrive chez Tabac Villeray, à Montréal, alors que Klô Pelgag s’attaque à sa troisième croquette. A ses côtés, Stéphanie, son attachée de presse, qui restera avec nous. Ah ben Coudon. Nous serons trois. Dommage pour le tête-à-tête.
Klô est pourtant une grande fille de 34 ans, adulte et douée. Une artiste fabuleusement originale aux 20 Félix collectionnés en une décennie, rompue aux exigences d’un métier qui l’a conduite du Québec à l’Angleterre, de la Chine à la Suisse. Une « bête de scène, si je puis me permettre », glisse Stéphanie – qui n’interviendra que rarement, et seulement à ma demande. « Je préfère rester dans l’ombre », dira-t-elle, discrète malgré sa présence à la table voisine.
Après huit années à la connaître, Stéphanie s’est attachée à Klô, qu’elle considère désormais comme une amie, et l’a vue à tous les niveaux de son ascension fulgurante. Sa protégée, elle l’a applaudie dans d’innombrables salles, à chaque fois différentes mais fidèle à elle-même, et surtout capable de tout. Jusqu’à sortir d’une immense vulve, ornée d’un cordon ombilical – qui sera « coupé » par l’un de ses musiciens –, devant 2 000 paires d’yeux écarquillés et ravis au MTELUS, à Montréal. Facile d’imaginer ce Klô face à un représentant de la presse seul. En revanche, en la regardant ainsi, toute retenue, blottie dans son coin (« Je m’assois toujours ici ») et répondant d’une petite voix par des phrases succinctes, une question se pose :
— Tu aimes ça, Klô, faire la promotion ?
— Qu’est-ce que la promotion ?
— C’est ce que nous allons faire aujourd’hui.
— Si la personne est agréable, OK.
Son visage juvénile, son air malicieux et son col Claudine lui donnent une allure de couvent. A ce propos, d’emblée, je ne l’ai pas reconnue et je lui ai dit : « Je cherchais des poulpes. » Une blague qu’elle n’a pas reprise, une allusion à l’un des costumes absurdes qui ont contribué à sa renommée : une robe à paillettes avec des épaulettes en forme de poulpe, portée avec humour dans le clip Rémora (2020). Le final à la Cronenberg montre la protagoniste vêtue de peluche, la tête parsemée d’argile, une matière qu’elle transforme savamment en une monstruosité sur laquelle quelqu’un pose une couronne de cheveux. Dans la dernière scène, Klô lévite, comme dans le film La matrice.
A chacun d’en découvrir un sens, ou pas, laisser tomber l’artiste devant une assiette où ne subsistent que des miettes de croquettes. (« Ils sont fabriqués à partir d’aiglefin. Et ils sont bons. ») « On l’oublie souvent, se souvient-elle, mais celui qui reçoit une œuvre en fait partie. Si ça lui plaît, quelque part, elle y participe, le complète. Ce qu’elle sait et qui elle est lui permet de la comprendre à sa manière. « Pause. « Je ne sais pas si je suis clair. »
Depuis ses débuts remarqués en 2013, avec Alchimie des monstresles qualificatifs se bousculent au portillon pour tenter de circonscrire la singularité de Klô Pelgag : absurde (Le Journal de Montréal, Devoir), surréaliste (France Inter), jeune femme au chignon joliment craquelé (Ouest de la France), métaphorique, extraterrestre (Télérama), gaffe (Les Inrockuptibles), déconcertant, insolent, insolite (Libérer). Klô Pelgag, met en avant avec insistance Anthony Fantano, le critique américain le plus influent auprès des moins de 25 ans, selon le New York Times“c’est comme écouter Queen, Pink Floyd et Kate Bush en même temps, mais français et aussi excentrique et extravagant que possible.
Elle a entendu ou lu toutes ces épithètes sans en faire toute une histoire. Ou presque. Forcément, l’avis très positif d’Anthony Fantano l’a transportée. C’était du jamais vu de la part de ce chroniqueur pour une production francophone (Notre-Dame des Sept Douleurssorti en 2020, disque auquel il a attribué une note de « 7 fort à 8 léger » sur 10). Pour le reste… « À un moment donné, « absurde » m’a un peu dérangé. C’est un peu un raccourci pour dire que c’est un non-sens. Je ne pense pas que ma musique soit absurde. Si tu lis les textes, il n’y a rien foutu. Il y a toujours un courant d’émotions tristes sous-jacentes. La tristesse est un sentiment qui nourrit la création. »
Triste? Certes : la mort, l’absence, la douleur, le sang, la violence, le corps meurtri sont des thèmes qui la hantent. Foutu ? Sibylline ou abstrus semblent des termes plus appropriés. « J’ai castré le vide, construit le labyrinthe, ah ah ah / Où est la magie du blanchiment des dents / Quand je bois le jaune des cœurs pourris ? » (Tunnel2013).
Même si Klô Pelgag, d’un point de vue stylistique, a plus d’alchimie avec l’école Pierre Lapointe (Dans la forêt des mal-aimés) qu’avec l’académie Luc Plamondon (Un garçon pas comme les autres [Ziggy]), on dirait qu’elle vit dans une autre galaxie. Son. Nous sommes tous invités à y rester, mais s’il vous plaît, ne cherchez pas midi ou quatorze heures.
— Aimez-vous expliquer vos chansons ?
– Non [mi-sérieuse, mi-agacée]. Je n’aime pas confiner la chanson à une anecdote. C’est difficile d’analyser ce qu’on a fait, de témoigner d’un moment passé. Y a-t-il des auteurs qui aiment expliquer leurs chansons ?
— Certains mots parlent d’eux-mêmes…
– Je sais. Mais c’est normal de ne pas tout comprendre dans la vie. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas.
Une des choses qui la tracasse restera en suspens en ce midi de septembre : « Pourquoi une chanson, contrairement à tout le reste, devrait-elle être comprise du premier coup ? C’est comme si nous étions tellement pressés… »
Son dernier opus, Abracadabraelle est la seule responsable de sa création, une première (« moins il y a de participants, plus le résultat c’est moi »). Klô, qui déteste se répéter, apparaît plus claire qu’avant. Dans Lettre à un jeune poèteelle s’adresse à Vénus. La planète ? Cela aurait bien pu l’être, mais Vénus est le prénom de sa fille de quatre ans : “Je t’ai donné la vie / J’aimerais te donner envie de la vivre / Que cela ne te soit jamais douloureux / Plus mieux que pire”. . »
Bien entendu, Klô ne serait pas Klô sans digressions surprises. Qui d’autre nommerait une chanson Jim Morrison “pour le amusant » ? « Je trouvais ça drôle de prendre le nom de quelqu’un comme titre sans en parler. » Elle rit encore.
Et que penser de ce passage qui ressort dans Sans visage : “Je vais vous contredire / Vous n’êtes pas une tête nucléaire de destruction massive.” Psitt ! C’est un message codé. “Je fais référence à la chanson Marie-Curie de VioleTT Pi», né Karl Gagnon, son amant, père de Vénus, poète, auteur, compositeur et interprète également. La chanson de Said VioleTT Pi disait : « Ne vous inquiétez pas pour moi / Je suis une ogive nucléaire de destruction massive / J’aurais fait fondre vos petites cuillères » (2013). « Même sans la référence, me rassure Klô, on peut l’apprécier. »
L’idée de tremper sa plume dans la langue de Taylor Swift (un nom qu’elle a certainement entendu, mais qui lui est indifférent) ne l’a pas chatouillée. « Je ne pense pas que le français soit une grande barrière qui nous empêche de quitter le Québec. Récemment, j’étais à Amsterdam, en première partie de Patrick Watson. Il m’a dit que beaucoup de gens s’intéressent plus à la musique qu’au texte. » Sur place, Klô a assisté au show guitare-voix d’un artiste japonais. «C’était en japonais. Je n’ai rien compris, mais qu’importe, je me suis éclaté. » Elle en a elle-même fait l’expérience outre-frontière, notamment au Pays du Soleil Levant. Gageons que les Japonais n’ont rien compris au fait que « les fleurs ferrofluides germent au cœur des idées érotiques », tout en appréciant sa musique sophistiquée aux harmonies complexes. Et sur sa voix.
Instrument magnétique qu’elle module à l’infini, de cris en murmures, sa voix n’aurait jamais pu être entendue. « Je n’ai jamais été un enfant qui voulait devenir chanteur. Je pense que j’ai très bien chanté, mais ça me dérangeait. À tel point qu’au camp d’été, je chantais un peu faux pour être comme tout le monde. C’est quand j’ai commencé à écrire des chansons que j’ai commencé à chanter. Maintenant, c’est devenu un jeu. »
Né à Rivière-Ouelle, dans la MRC de Kamouraska, déménagé de nouveau en Gaspésie, Chloée Pelletier-Gagnon (d’où le Klô Pelgag) se destinait un temps au travail social, comme ses parents. À Sainte-Anne-des-Monts, Chloé, prénom que Klô utilise rarement (« ça me ramène à mon enfance… » dit-elle, points de suspension compris), se met au piano et admire son grand-oncle, le célèbre pianiste. André Gagnon. Egalement musicien (piano, guitare) et compositeur, son frère Mathieu a étudié l’orchestration en France et a lancé en 2019 sous le nom de Flore Laurentienne un album instrumental chaleureusement accueilli, Tome 1. Mathieu a collaboré étroitement avec sa sœur sur ses deux premiers albums.
Autodidacte pure et fière, Klô préfère apprendre selon ses règles (heureusement, elle apprend vite). L’école l’a toujours repoussée. « Je n’étais pas très bon, j’avais du mal à garder mon se concentrer toute la journée et un matériau absorbant avec beaucoup de monde autour. »
L’adolescente gaspésienne se cherchait, la jeune adulte montréalaise cherchait beaucoup. « J’ai fait un DEC préuniversitaire en arts et lettres. Je voulais me lancer dans l’écriture théâtrale, mais c’est très limité, alors je me suis inscrit au cinéma, où je suis resté deux mois. »
La seule constante était son refuge : la musique, qu’elle pratiquait en dilettante, par pur plaisir, sans oser y croire. «Je ne me suis pas admis que je voulais faire ça de ma vie. » Elle participe à quelques concours et atteint la finale du Festival international de la chanson de Granby en 2011, avec une « chanson débordante de poésie à saveur orchestrale ». « Je recevais des signes de reconnaissance, j’avais peut-être du talent. » Deux ans plus tard, Alchimie des monstres l’ont confirmé : Révélation de l’année au Gala de l’ADISQ 2014, Prix Barbara 2015 en France, Chanson Révélation Radio-Canada 2014-2015, Grand Prix de la francophonie 2014 de l’Académie Charles Cros…
Dans ce tout premier livret, Klô cite, parmi ses influences, « ces artistes qui [lui] a donné le goût de vivre » : Klaus Nomi, figure baroque, chanteur d’opéra new wave allemand (victime du sida à 39 ans), les poètes Claude Gauvreau (il se serait jeté par la fenêtre à 45 ans) et Boris Vian, le cinéaste Jean -Claude Lauzon, fauché aussi trop jeune… Des destins tragiques, des œuvres distinctes. « Les gens qui font leur truc face au vent, sans penser que ça va être populaire, qui créent sans se demander si ça va être commercialisable, je trouve ça émouvant et inspirant. » Ça, Klô, c’est clair.